Le Ghana, poubelle de la « fast fashion » mondiale

Le Ghana, poubelle de la « fast fashion » mondiale

 

 

 

Le pays d’Afrique de l’Ouest est submergé par le débarquement massif de textiles usagés en provenance des pays occidentaux et d’Asie, dont la qualité de plus en plus médiocre empêche la commercialisation. Des activistes dénoncent un « colonialisme des déchets ».

Ghana, port de peche d Accra, 2023-02-19. La plage qui accueille le port de peche est jonchee de vieux vetements hors d usage. Des centaines de tonnes de vetements usages venus des pays industrialises arrivent chaque semaines a Accra, capitale du Ghana. Une partie est triee et reutilisee, mais une autre partie non negligeable est trop usee pour etre portee, elle finit dans la decharge d Agbogbloshie et dans l Ocean. Photographie de Jean-Francois Fort / Hans Lucas.

Sur la plage de Jamestown, le parcours matinal de l’équipe de Joey Ayesu n’a rien d’une promenade de santé. A l’extrémité de ce quartier populaire d’Accra, la capitale du Ghana, il faut slalomer entre les embarcations des pêcheurs, les barquettes de polystyrène, les bouteilles en plastique et, plus encore, entre les amas de chaussures, les pantalons et les lambeaux de tee-shirt qui forment par endroits de véritables dunes où s’attardent les cochons.

Un spectacle de désolation que traversent Joey et ses acolytes pour aller prélever un peu d’eau de la mer. Ces échantillons, collectés chaque semaine depuis août 2022 dans l’océan (le golfe de Guinée) et la lagune, visent à évaluer la pollution causée par le débarquement massif de textiles usagés en provenance des pays occidentaux et d’Asie.

« Nous mesurons la quantité de microfibres dans l’eau, issues de tous ces vêtements en nylon ou en polyamide qui échouent sur nos plages », explique Joey en rebouchant un tube à essai. « Il y a un vrai danger pour nos métabolismes, ne serait-ce que parce que les poissons avalent ces substances et que nous mangeons les poissons », poursuit le technicien de laboratoire, responsable de la recherche écologique à la Or Foundation, l’ONG qui coordonne cette enquête, dont les premiers résultats devraient être publiés d’ici à la fin de l’année.

Fondée par une ancienne styliste américaine, Liz Ricketts, l’organisation, basée au Ghana, lutte contre la transformation du pays d’Afrique de l’Ouest en poubelle textile de l’Occident. Car, au fil des ans, celui-ci est devenu l’une des principales arrière-boutiques de la « fast fashion » mondiale, cette mode jetable et de faible qualité, subissant au passage une multitude de dégâts collatéraux. Chaque semaine y arrivent par conteneurs environ 15 millions d’articles de seconde main dont les consommateurs européens, américains, chinois ou coréens ont choisi de se débarrasser.

L’essentiel de ces obroni wawu (« les vêtements de l’homme blanc mort », comme on les appelle en langue twi) est acheminé à Kantamanto, situé dans le cœur économique d’Accra, l’un des plus grands marchés d’occasion d’Afrique, pour être revendu. Ils alimentent un véritable écosystème où s’activent quelque 30 000 tailleurs et commerçants. Mais, selon les estimations de la Or Foundation, 40 % des fripes sont de si piètre qualité qu’il faut les mettre au rebut.

Un « colonialisme de déchets »

« La surproduction et la surconsommation des pays du Nord sont une boîte noire dans l’industrie de la mode, se désole Liz Ricketts. Le trop-plein est expédié ici, mais il ne s’agit ni de recyclage ni de charité : c’est un business dont le Ghana doit gérer les effets délétères sans en avoir les moyens. » Un « colonialisme des déchets » que la fondation veut mettre en lumière en emmenant à Bruxelles et à Paris une délégation de marchands de Kantamanto à partir de vendredi 19 mai. Au programme : des rencontres avec des députés et des ONG européens, avec des acteurs des filières de collecte et de tri, et diverses tables rondes, notamment lors du sommet ChangeNow, organisé du 25 au 27 mai à au Grand Palais éphémère, à Paris.

Vendeuse au marché depuis six ans, Patricia Boatemaa a vu se dégrader sans cesse la valeur des produits. Comme tous ses pairs, elle achète presque chaque semaine des balles de 55 kg d’habits en espérant les écouler auprès de nouveaux clients. Au cœur de la fourmilière de Kantamanto, cachée derrière les trois portants de jupes, de pantalons et de chemisettes qui délimitent son stand, elle détaille les mauvaises surprises du dernier paquet pour lequel elle a déboursé 5 000 cedis (environ 430 euros). Mailles trouées ou distendues, couleurs délavées, col taché… « J’ai dû jeter plus d’un tiers des vêtements », soupire cette femme de 35 ans qui élève seule ses deux enfants.

Ghana, Accra, 2023-02-23. les ballots de vetements d occasion non encore tries, s entassent en bordure du marche de Kantamanto. Des centaines de tonnes de vetements usages venus des pays industrialises arrivent chaque semaines a Accra, capitale du Ghana. Une partie est triee et reutilisee, mais une autre partie non negligeable est trop usee pour etre portee, elle finit dans la decharge d Agbogbloshie et dans l Ocean. Photographie de Jean-Francois Fort / Hans Lucas.

Avec l’argent qu’elle doit encore dépenser pour le transport, la location de son emplacement et l’électricité, voilà des mois qu’elle vend à perte. En novembre, elle a accompagné un premier voyage en France de la Or Foundation. Ce qu’elle a vu en visitant des boutiques de prêt-à-porter ne l’a guère rassurée : des vêtements aux tissus et aux finitions médiocres, même neufs.

Après avoir été porté quelque temps, environ un tiers des vêtements dont se débarrassent les consommateurs finit dans des points de collecte, ou récupéré par des associations. Triés dans des centres spécialisés, les plus esquintés finiront incinérés ou recyclés en chiffons ou en isolants. Certains seront proposés dans des friperies solidaires. Mais une bonne partie sera exportée à l’étranger, notamment en Afrique : revendus à des intermédiaires et grossistes sur place, ces vieux habits pourront entamer un nouveau cycle économique. Le Ghana anglophone achète peu à la France mais beaucoup au Royaume-Uni, selon un schéma similaire.

« Le problème, c’est qu’il s’agit rarement des plus belles pièces, et nous ne parvenons plus à faire face aux détritus que cela génère », constate Solomon Noi, le responsable de la gestion des déchets de la municipalité d’Accra. Même en s’affairant du soir au matin, ses équipes n’arrivent pas à emporter toutes les frusques qui encombrent les rues, aux abords de Kantamanto. D’autant que les camions doivent rouler une centaine de kilomètres avant de pouvoir déverser leur cargaison dans une décharge à ciel ouvert.

La capitale a été un temps dotée d’un vrai site d’enfouissement dans sa banlieue immédiate, mais celui-ci, saturé après seulement quatre ans d’exploitation, s’est enflammé en 2019, plusieurs mois durant. En cause, selon M. Noi : la densité des déchets textiles, qui aurait empêché le méthane de s’échapper, jusqu’à l’explosion.

« Les tortues ne savent plus où enterrer leurs œufs »

Aujourd’hui, les restes de vieilles fripes se retrouvent un peu partout. Abandonnés dans des dépôts sauvages au cœur des quartiers les plus précaires, ils sont charriés par les pluies et emportés dans la lagune jusqu’à l’océan. Ils s’enchevêtrent jusqu’à former des tentacules longs de plusieurs mètres, enfouis dans le sable ou flottant à la surface des eaux. « Les tortues ne savent plus où enterrer leurs œufs sur la plage et, quand nos pêcheurs lancent leurs filets, ils rapportent du tissu plutôt que des poissons », se désespère M. Noi.

Ghana, Accra, 2023-02-22. Vetements hors d usage et ordures menageres polluent l eau et les plages de la ville. Des centaines de tonnes de vetements usages venus des pays industrialises arrivent chaque semaines a Accra, capitale du Ghana. Une partie est triee et reutilisee, mais une autre partie non negligeable est trop usee pour etre portee, elle finit dans la decharge d Agbogbloshie et dans l Ocean. Photographie de Jean-Francois Fort / Hans Lucas.

 

Ce dernier réclame l’aide des pays occidentaux pour en finir avec ce cycle infernal. Sa solution ? Moins de vêtements réexpédiés, des produits de meilleure qualité, et une assistance financière pour le traitement et le recyclage des déchets. C’est aussi ce que veut plaider Liz Ricketts en Europe. Selon l’ex-styliste, la donne pourrait changer si était instauré dans l’industrie textile le dispositif de la « responsabilité élargie du producteur », suivant le principe pollueur-payeur.

Un tel modèle existe déjà en France, où l’éco-organisme de la filière, Refashion, soutenu financièrement par des entreprises du secteur, s’efforce de développer la collecte, la réparation et le réemploi des vieux habits. « Mais les communautés les plus vulnérables et affectées par le flux mondial des déchets, dans les pays du Sud, n’en bénéficient pas, souligne Mme Ricketts. Il faut instaurer à l’échelle européenne de nouvelles normes qui prennent en compte le fardeau de ces pays. »

En attendant, certains tentent de sensibiliser à travers la création. Au studio The Revival, dans les faubourgs d’Accra, des stylistes trouvent leur inspiration à partir des invendus de Kantamanto. « On va en “mission de sauvetage” au marché et on récupère l’irrécupérable, explique le designer Kwamena Boison, cofondateur du collectif. Après, nos pièces sont faites pour durer au moins cent ans ! » Leurs sacs fabriqués avec des chutes de denim sont aujourd’hui proposés à la boutique du Victoria & Albert Museum de Londres.

Une belle reconnaissance du travail accompli, se réjouit Kwamena Boison. Mais le styliste, vêtu d’un étonnant pantalon à pinces chiné puis remis en état et au goût du jour, met en garde : « La culture de l’ultrajetable est une impasse pour nos pays. La rendre tendance n’est pas une fin en soi. Ce que nous souhaitons, c’est réveiller les consciences des consommateurs. »

Marie de Vergès (Accra, envoyée spéciale), Le Monde, 20 mai 2023