La cité, bientôt inaugurée, est une réponse au contre-modèle écologique qu’est devenue Djakarta. Elle affiche un objectif de neutralité carbone en 2045, mais certains doutent que ces promesses aboutissent.
Il faut rouler plusieurs heures parmi les camions, à travers un paysage de collines et de vallons éventrés, pour atteindre le chantier de la future capitale de l’Indonésie, Nusantara, dans le sud-est de la grande île de Bornéo, au centre géographique du pays. Les ministères les plus importants, des bâtiments concaves d’environ six étages, sont disposés autour d’un « axe national », qui débouche à l’autre extrémité sur une vaste esplanade que surplombe un bâtiment à colonnades : le palais présidentiel. Deux ailes déployées de part et d’autre doivent lui donner l’apparence de Garuda, l’aigle mythique symbole de l’Indonésie.
Près de 13 000 ouvriers s’activent pour rendre possible l’inauguration de la nouvelle capitale, le 17 août, date de la fête de l’indépendance, par le président indonésien, Joko Widodo, dit « Jokowi », quelques mois seulement avant la fin de son second mandat. Lui succédera alors l’homme qu’il a soutenu durant la présidentielle de février, en faisant concourir à ses côtés son propre fils comme vice-président, l’ex-général Prabowo Subianto.
Jokowi « vient inspecter les travaux tous les mois », nous dit Agustinus Renaldi, un préposé de l’administration qui fait visiter le site. Imposé par une loi adoptée en deux semaines par le Parlement en février 2022, le déménagement à Nusantara, dont le nom signifie « nation archipel », en référence à l’Indonésie et ses 17 000 îles, doit couronner son grand œuvre développementaliste, à la fois nationaliste et « vert » – tant il a su exploiter la dynamique des industries de la transition énergétique. Pour le meilleur et pour le pire. « Jokowi est qualifié de “président des infrastructures”. Plus que ses prédécesseurs, il s’est intéressé au rattrapage des autres îles par rapport à Java [la plus peuplée de l’archipel, où se trouve Djakarta], notamment en les dotant d’infrastructures énergétiques et de liaisons maritimes ou routières. Nusantara participe de ce rééquilibrage », explique la géographe Manuelle Franck, spécialiste de la géographie urbaine et régionale de l’Asie du Sud-Est.
« Imiter » une forêt tropicale
Censée atteindre la neutralité carbone en 2045, dotée d’un « master plan » de conservation de la biodiversité, Nusantara est aussi une réponse au contre-modèle écologique qu’est devenue Djakarta, l’actuelle capitale, située à 1 236 kilomètres de là : avec ses 10 millions d’habitants, la mégalopole s’enfonce à la suite de décennies de pompage sauvage de ses nappes d’eau et la montée du niveau des océans − 40 % du territoire de la ville est au-dessous du niveau de la mer. Nusantara n’absorbera toutefois qu’une fraction de la population de Djakarta : 1,9 million d’habitants, selon les plans actuels, en 2045.
La nouvelle capitale se situe dans le Kalimantan-Est, l’une des quatre provinces de la partie indonésienne de Bornéo. Celle-ci est grande comme la France, mais avec 16 millions d’habitants, c’est la moins peuplée des grandes îles de ce pays de 273,5 millions d’habitants. Elle va y déployer sa partie administrative et urbaine, sur 620 kilomètres carrés, une superficie quasiment équivalente à l’actuelle capitale. Le reste, qui s’étend sur 1 970 kilomètres carrés, est censé faire la part belle à la nature. Or, là est le paradoxe – et le défi : la future « ville-forêt » se construit dans une zone ravagée par des décennies d’exploitation agricole et minière. Cent soixante-dix-neuf gouffres géants dus aux mines de charbon parsèment le site, selon un calcul de la branche locale de l’ONG Jatam, spécialisée dans la défense des droits humains et environnementaux face aux entreprises minières. D’immenses concessions d’arbres à papier, des acacias aux troncs effilés abattus tous les cinq ans, couvrent le futur centre administratif. La forêt tropicale n’y subsiste que de manière parcellaire. En outre, le Kalimantan-Est est l’une des provinces les plus « carbonées » d’Indonésie : elle contient pas loin du tiers des réserves indonésiennes de charbon, et Balikpapan, sa plus grande ville, avec ses raffineries et ses puits offshore, est la capitale pétrolière du pays…
Pour concevoir cette « ville-forêt tropicale », les urbanistes de Nusantara doivent obéir à des critères stricts, comme de reposer à 80 % sur les transports publics, de consacrer 70 % de la surface urbanisée aux zones vertes, et de faire dépendre la ville à 100 % des énergies renouvelables. « On est partis du principe de biomimétisme : il faut “imiter” une forêt tropicale », explique, à Djakarta, Sofian Sibarani, le planificateur en chef de l’agence indonésienne Urban +, lauréate d’un concours de 300 participants. « L’énergie vient du haut, par des panneaux solaires placés sur les toits. Dans la partie intermédiaire, des passerelles pour circuler entre les immeubles et les sites. Les étages inférieurs et le sous-sol sont la partie la plus diverse, la plus riche de la forêt : on y trouve commerces et services », poursuit le volubile quinquagénaire. L’agence est chargée de concevoir le cœur administratif de la ville – à l’exception du palais présidentiel, dessiné par un célèbre architecte indonésien et exempté de l’impératif de neutralité carbone : ses ailes en métal doivent subir un processus d’anodisation fort peu écologique pour les rendre résistantes à la corrosion.
Collecte des ordures par réseau pneumatique souterrain
Pour diminuer le recours à l’air conditionné dans ce climat chaud et humide, l’urbaniste, qui a vécu à Singapour, s’est inspiré des expériences pratiquées dans la cité-Etat pour modéliser l’exposition au soleil et la direction des vents et déterminer en conséquence la construction. Tout en « végétalisant » les bâtiments : « Ces techniques ont permis de réduire de 60 % la consommation d’énergie d’un bâtiment à Singapour, assez pour ne recourir qu’à des panneaux solaires. » Une centrale solaire de 50 mégawatts fournira une partie des besoins initiaux de la ville, qui, selon le schéma directeur, ne dépendra plus des énergies fossiles à partir de 2030. Il n’y aura pas de gratte-ciel à Nusantara – les immeubles ne dépasseront pas les 10 à 12 étages – et sans doute pas de transports en commun ferroviaires, en raison de la faible densité. Des systèmes de mobilité électrique (bus, navettes) lieront entre eux les éléments urbains. Une partie des ordures, triées en cinq catégories, seront collectées par un réseau pneumatique souterrain. « Encore faudra-t-il que les gens acceptent les contraintes d’un “mode de vie vert”. On a une occasion en or avec les nouvelles générations », estime M. Sibarani.
Régulièrement touchés par les catastrophes naturelles, les Indonésiens sont sensibilisés au réchauffement climatique : « Sur le papier, Nusantara semble le plan directeur idéal d’une cité verte. Mais les pratiques réelles peuvent aller dans le sens contraire des objectifs affichés », nuance Grita Anindarini, de l’Indonesian Center for Environmental Law, une organisation spécialisée dans les politiques environnementales. Lors de la campagne électorale, un seul des trois candidats, Anies Baswedan, l’ancien gouverneur de Djakarta, a défendu l’idée selon laquelle les milliards nécessaires à l’édification de Nusantara seraient mieux employés à améliorer les infrastructures de cent grandes villes existantes.
Jokowi, qui a été élu en 2014, puis réélu en 2019, a « verdi » son bilan de président bâtisseur en dotant le pays d’une filière industrielle du nickel, qui sert aux batteries de véhicules électriques et dont l’Indonésie possède les plus importantes réserves au monde : de gigantesques parcs industriels ont été construits, souvent par des investisseurs chinois, leaders dans ce domaine. Or, très polluants, et gros consommateurs d’énergie, ils se sont pourvus de centrales à charbon, exclues de la feuille de route de la transition énergétique, car elles servent des « projets stratégiques nationaux », alors que l’Indonésie tire encore près de 60 % de son électricité du charbon et du pétrole. Nusantara, elle, promet d’atteindre la neutralité carbone en 2045 – quinze ans avant la date, 2060, que s’est donné le reste du pays pour le faire.
En plus des contraintes en matière d’utilisation de l’énergie, de l’espace et des transports, cette performance reposerait sur un effort massif de restauration forestière : « Nusantara aura un apport positif en matière de biodiversité, on va recréer une forêt tropicale », promet Bambang Susantono, le président de la Nusantara Capital City Authority, la structure qui supervise la nouvelle capitale. « Nous avons une pépinière, avec la capacité de faire pousser de 15 à 20 millions d’arbres par an, 65 % de la ville sera formée par une forêt tropicale », s’enflamme cet ingénieur, ancien ministre des transports.
Budget incertain
Le plan directeur annonce en effet que 1 670 kilomètres carrés (65 % de la surface totale de Nusantara) seront désignés comme « zone forestière protégée », dont 50 % sont issus d’un processus de « reforestation », et le reste comprenant les mangroves et les forêts existantes. Mais ces promesses, pour beaucoup d’écologistes, relèvent de l’utopie. « La forêt primaire a été remplacée par des monocultures. Donc, tout l’écosystème a disparu. Il sera très difficile à reconstituer », estime Husein (qui n’a qu’un seul nom), un militant de Balikpapan Bay, une ONG locale. Dans les environs, une autre ONG, la Borneo Orangutan Survival Foundation, créée en 1991 par le Néerlandais Willie Smits, a bien réussi l’exploit de reboiser par des espèces d’arbres indigènes des terres ravagées par la déforestation à Samboja, une petite ville datant du boom pétrolier, à la fin du XXe siècle, pour les transformer en sanctuaire pour orangs-outans. Mais cet effort, financé par des donations, a pris des années et n’a porté que sur 18 kilomètres carrés.
Le gouvernement sera-t-il capable de reboiser une superficie presque 50 fois supérieure ? « Nusantara a été annoncée en 2019 avec un budget de 35 milliards de dollars [33 milliards d’euros]. Le président a promis qu’elle serait financée par des investissements étrangers. Mais il a dû très vite réviser ses calculs », explique Satrio Manggala, un juriste de formation qui passe au crible les politiques publiques du gouvernement au sein de Walhi, la plus grande ONG environnementale indonésienne. En 2020, les promesses initiales d’investissements du géant japonais SoftBank et de pays du Golfe se sont évaporées. A la place, près de 300 sociétés étrangères ont bien envoyé des « lettres d’intention » pour participer au projet – mais essentiellement pour proposer leurs services à la future « smart city » verte, moyennant finances. Ces projets, encore à l’état de concept, comme le véhicule électrique à décollage vertical du groupe sud-coréen Hyundai, sont mis en avant pour conforter l’image futuriste de la ville. « Le président a dû s’appuyer sur le budget de l’Etat et demander l’aide des oligarques qui le soutiennent », poursuit M. Manggala. Une vingtaine de conglomérats indonésiens, dont le géant de l’aluminium Adaro, ont donc été regroupés dans un consortium pour financer les premiers projets privés de Nusantara, à hauteur d’environ 2,6 milliards de dollars, moins de 10 % à ce stade du coût total. Mais eux aussi redoublent de prudence.
L’implication de ces investisseurs privés suscite des réserves : nombre de dégâts environnementaux subis aujourd’hui par l’Indonésie, comme les plantations à grande échelle d’huile de palme, et désormais les fonderies de nickel, sont le fait de ces mêmes grandes sociétés que les pouvoirs publics peinent à réguler. Autre problème : une enquête collective, menée en janvier 2020 par une coalition d’ONG, a montré que le site de la nouvelle capitale comprenait 162 concessions minières et agricoles – dont deux mégaplantations d’arbres à papier dans son futur centre urbain et administratif. La peur d’un « écoblanchiment » L’une d’entre elles appartient à Asia Pacific Resources International Holdings Limited (April), un géant du papier soupçonné de pratiques cachées de déforestation dans une autre partie de Bornéo. L’autre appartient à une société détenue par Hashim Djojohadikusumo, le frère de Prabowo Subianto, l’actuel ministre de la défense, élu président en février.
Dans leur enquête, les ONG s’inquiètent de la manière « dont le gouvernement incitera ces occupants à renoncer au restant de leur bail » et si ce processus sera transparent. Pour inciter à la reforestation, les autorités ont proposé, au début de l’année, des avantages fiscaux pour les sociétés prêtes à reboiser Nusantara. Et veulent offrir aux groupes miniers, qui ont l’obligation de « restaurer » les zones dégradées par leurs activités dans d’autres endroits du pays, la possibilité de s’y employer dans la future capitale. Mais, depuis des années, les restaurations imposées par la loi laissent à désirer. Et risqueraient de priver de réhabilitation d’autres parties du territoire indonésien au profit de la « vitrine » que sera la nouvelle capitale. « La plupart des engagements relatifs à l’environnement dans le cadre du développement de la nouvelle capitale reviennent, selon moi, à de l’écoblanchiment », dit Basten Gokkon, reporter indonésien du site d’information spécialisé dans l’environnement Mongabay.
En 1960, Brasilia, la nouvelle capitale brésilienne, fut conçue selon une planification moderniste et ouverte, symbole d’un modèle de développement moins inégalitaire. A l’inverse, en 1997, Astana, la capitale du Kazakhstan, plantée au milieu des steppes, se voulait la vitrine d’un Etat nouvellement indépendant et fier, débordant de pétrodollars. Signe des temps, Nusantara prend déjà des allures d’utopie verte.
Brice Pedroletti (Nusantara (Indonésie), envoyé spécial), Le Monde, 21 avril 2024