Avec son climat tropical et un cadre fiscal avantageux, Xi Jinping rêve de faire de l’île de Hainan un Hawaï asiatique
Le président chinois souhaite faire de l’île située entre Hongkong et le Vietnam une destination touristique et commerciale majeure en Asie. Les fortunes du pays et d’ailleurs y trouvent du soleil et un cadre fiscal avantageux.
La question était manifestement saugrenue. « Bien sûr que nous vendons des bouteilles de cognac comme celle-ci. Les gens aiment bien se faire des cadeaux », nous explique, du haut de ses 25 ans, la vendeuse de Louis XIII, une marque de Rémy Martin. Certes, devant le prix, 51 000 yuans (environ 6 500 euros) la bouteille, certains clients de HTDF, le tout nouveau centre commercial de Sanya, doivent bien se demander quelques instants si le moment n’est pas venu d’abandonner l’alcool pour le lait de soja, mais s’ils ont choisi de passer un week-end dans l’île de Hainan, c’est justement « pour se faire plaisir ».
D’ailleurs, quelques minutes plus tard, au sous-sol de ce centre commercial inauguré le 30 décembre 2020, un jeune client en short et tongs, à peine plus âgé que notre vendeuse, a un instant d’hésitation : va-t-il acheter deux ou trois magnums à 3 000 yuans (385 euros) la bouteille ? Finalement ce sera trois. Pourquoi se priver ? Un employé se tient à ses côtés, interprétant le moindre de ses regards avec le professionnalisme d’un commissaire-priseur. Peu de femmes au rayon des boissons : elles font la queue chez Gucci et Yves Saint Laurent deux étages plus haut.
Située entre Hongkong et le Vietnam, l’île de Hainan, tout au sud de la Chine, a longtemps été l’un des lieux où les empereurs chinois envoyaient les sujets dont ils voulaient se débarrasser. En raison de sa position stratégique en mer de Chine du Sud, cette île de 9 millions d’habitants dont la superficie est comparable à celle de Taïwan est également une base militaire de première importance.
Ces dernières années, grâce à son climat tropical, elle est en outre devenue le lieu de villégiature privilégié des Russes et des retraités chinois du nord-est du pays, sensibles aux 40 voire 50 degrés d’écart régulièrement enregistrés entre Vladivostok et Harbin d’un côté et Sanya, dans le sud de Hainan, de l’autre. Les Etats-Unis ont la Floride, la Chine a Hainan. Certes les plages de cette île de 9 millions d’habitants n’ont pas toutes le charme des côtes thaïlandaises et son hôtellerie ne peut pas rivaliser avec Hongkong, mais la classe moyenne chinoise apprécie cette île sans chichis où elle peut manger de savoureux fruits de mer et, du matin au soir, danser ou jouer au mah-jong, les pieds dans le sale et à l’ombre des palmiers.
Cette île ne se contente toutefois pas d’accueillir des retraités. Elle entend séduire leurs enfants et petits-enfants, bien plus aisés. L’épidémie de Covid-19 a même accéléré le projet lancé en avril 2018 par le président Xi Jinping : faire de Hainan une destination touristique et commerciale majeure en Asie. Sans que cela soit explicite, Hainan doit pouvoir rivaliser avec Hongkong, voire s’y substituer. Un projet qui, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, reste d’actualité malgré la loi sur la sécurité nationale, ramenant en 2020 Hongkong dans le giron chinois. « Pour Pékin, Hongkong restera longtemps un enfant adopté alors que Hainan fait vraiment partie de la famille », confie un observateur.
D’ores et déjà, l’île possède un statut particulier. L’impôt sur les bénéfices comme sur les revenus n’y dépasse plus 15 % et le high-tech est même totalement exonéré d’impôts. De même, les importations d’équipements industriels ne sont soumises à aucune taxe s’ils sont utilisés localement et jusqu’à ce que la Chine ne ferme ses frontières pour cause de Covid-19, les étrangers pouvaient y entrer sans visa.
« Cela fait vingt ans que l’on parle du développement de Hainan mais depuis que Xi Jinping s’est impliqué dans le dossier, les réformes sont vraiment en marche et le processus me semble irréversible. Hainan va devenir le Hawaï asiatique avec des infrastructures luxueuses, le port de Haikou, la capitale, va acquérir une réelle dimension internationale et l’île va être une vitrine de l’écologie en interdisant dès 2030 aux véhicules polluants d’y circuler », explique Julie Laulusa, associée-responsable du cabinet Mazars en Chine.
Pour les responsables politiques locaux, trente ans après Shenzhen, Hainan va être le nouveau symbole de l’ouverture de la Chine sur le monde. Prochaine étape : accorder à toute l’île à partir de 2025 le statut de Duty Free Shop, une zone dotée de privilèges fiscaux capables de transformer le plus austère des communistes en fashion victim. Naguère réservés aux zones internationales des aéroports et donc souvent aux étrangers de passage, ces privilèges sont étendus aux Chinois pourvu qu’ils n’habitent pas sur l’île. Une recette appliquée depuis le début du siècle avec succès à Okinawa par les Japonais et à Jeju par les Sud-Coréens.
Depuis le 1er juillet 2020, Pékin ne cesse d’annoncer des mesures destinées à transformer Hainan en un véritable paradis pour le consommateur chinois. Plafonné jusque-là à 30 000 yuans (3 850 euros), le montant annuel des achats détaxés est passé à 100 000 yuans et alcool et téléphonie mobile ont été inclus dans la liste des produits détaxables. Ce n’est pas le poids des paquets qui va arrêter le chaland : celui-ci peut désormais en toute légalité faire livrer ses achats à domicile n’importe où en Chine. Enfin, s’il a malgré tout un doute ou rechigne à faire la queue devant chez Cartier, pas de problème : un Chinois du continent peut désormais faire ses achats en ligne auprès des duty free shops de l’île, dans les six mois qui suivent son retour.
Commerce hors taxe
Le résultat de cette politique ne s’est pas fait attendre. Ne pouvant plus voyager à l’étranger, le consommateur chinois s’est rabattu sur Hainan. Conformément aux vœux de Xi Jinping qui souhaite que les Chinois achètent sur place. Certes le nombre de visiteurs sur l’île est passé de 83 millions en 2019 à 64,6 millions en 2020 mais ceux-ci ont cassé leur tirelire, y dépensant pas moins de 32,7 milliards de yuans (4,2 milliards d’euros), en hausse de 127 % sur un an.
Alors que le transport aérien et les commerces qui lui sont liés broient du noir, Hainan offre des perspectives à faire tourner les têtes. Les autorités provinciales prévoient en effet un quasi-doublement des ventes cette année et évoquent même un quasi-décuplement (300 milliards de yuans) en 2025. « Hainan est le seul mot qui a apporté une information positive au secteur du commerce de voyage ces douze derniers mois. (…) En réalité, le marché du duty free offshore de Hainan est devenu quelque chose comme une industrie à part entière qui brouille les lignes entre le commerce domestique et le hors-taxe », commente Martin Moodie, un consultant spécialisé du secteur dans la dernière édition du Moodie Davitt Magazine (février 2021).
Pour attirer les clients, Pékin a ouvert le secteur à une concurrence… aux caractéristiques chinoises. Jusqu’à fin 2020, une seule entreprise publique chinoise – China Duty Free (CDF) – détenait le monopole du commerce hors taxe sur l’île avec quatre shopping-malls, deux à Haikou, la capitale tout au nord, un à Bo’ao, la station balnéaire qui accueille le « Davos chinois » sur la côte est de l’île et, surtout, un gigantesque centre commercial situé sur la baie de Haitang, à proximité des resorts de Sanya, tout au sud.
Depuis quelques semaines, ce monopole a vécu. Cinq nouveaux magasins ont ouvert juste avant le Nouvel An lunaire. Trois fin décembre 2020 et deux un mois plus tard. Avec quatre nouveaux opérateurs publics chinois pour challenger CDF : Shenzhen Duty Free, Hainan Development, Hainan Tourism Investment, et, plus inattendu, CNSC, une filiale du groupe pharmaceutique Sinopharm. N’ayant pas la connaissance du marché, ces opérateurs se sont associés à des professionnels du commerce : Hainan Development a fait appel au suisse Dufry, Shenzhen Duty Free à DFS (groupe LVMH) et Hainan Tourism à la filiale Travel Retail du groupe Lagardère.
« Au-delà de nos attentes »
Avec 30 000 mètres carrés de surfaces commerciales et 278 boutiques – dont certaines ne sont pas encore ouvertes –, ce dernier a misé gros. « Quand les frontières se rouvriront, il y aura un essoufflement de Hainan mais le développement des infrastructures et les projets du gouvernement pour l’île nous rendent optimistes. Nous devrions sans problème réaliser un chiffre d’affaires de 1 milliard d’euros par an à Sanya », affirme Eudes Fabre, directeur général de Lagardere Travel Retail pour l’Asie du Nord.
Présent à Haikou depuis fin janvier, le suisse Dufry affirme que « les ventes réalisées au cours des premières semaines vont bien au-delà de nos attentes », selon Julian Diaz, CEO du groupe. Celui-ci reconnaît que « la visibilité est très faible » en ce qui concerne le marché mondial. En revanche, la croissance du marché à Hainan « en 2021 et au-delà » ne fait, pour lui, aucun doute.
Symbole s’il en est de l’importance prise par la Chine dans le secteur : le géant du commerce en ligne, Alibaba, vient d’acquérir une participation de 6 % au capital du groupe suisse, déstabilisé par la crise, à la fois pour l’aider à surmonter celle-ci, à investir en Chine et à relever les défis que pose le commerce en ligne à la vente hors taxe. Hier, terre de proscrits perdue au bout du monde, Hainan devient incontournable pour les commerçants du XXIe siècle.
Frédéric Lemaître, Le Monde, le 05 mars 2021