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ENQUÊTE Manger demain (2/6). Sous les serres d’Almeria, la production été comme hiver d’aliments bio se fait au prix d’une surexploitation des ressources humaines et naturelles.

Campohermoso. « Le joli champ ». Rarement localité aura aussi mal porté son nom. Pas une herbe folle, pas un coquelicot, pas un arbre, pas un ruisseau, pas un chant d’oiseau, pas un battement d’aile de papillon dans cette campagne andalouse. Des serres, seulement des serres. Un dédale de kilomètres de serres, toutes en plastique. Une marée blanche qui dévore la côte, engloutit les villes et grignote inexorablement la montagne. Une mer de plastique qui prolonge la Méditerranée et se répand dans toute la province d’Almeria.

Bienvenue dans le potager de l’Europe. Quelque 33 000 hectares de terres sous bâches : l’équivalent de 47 134 terrains de football, trois fois la superficie de Paris consacré exclusivement à la culture intensive de fruits et légumes, été comme hiver. En castillan, serre se dit invernadero. L’hiver (invierno), quand la production est au point mort dans une large partie du continent, les invernaderos du sud-est de l’Espagne tournent à plein régime et inondent les supermarchés en fraises ou en tomates. Ronde, grappe, cocktail, cerise, olivette… la tomate espagnole colonise aussi les rayons bio des enseignes de la grande distribution. Carrefour, Auchan, Leclerc, Lidl, Monoprix, Franprix, elle trône toute l’année sur les étalages dans sa barquette emballée de plastique.

 « Origine : Espagne ». Tomates, mais aussi concombres, courgettes, aubergines, pastèques, framboises… En quelques années, le pays est devenu le premier producteur et exportateur de bio en Europe, devant l’Italie et la France. Et tous les chemins ou presque mènent (en camion) à Almeria.

Le bio, « enjeu stratégique » pour la région

Almeria adore la tomate. La déclaration d’amour s’affiche sur l’avenue principale, face à la mer : « I love Almeria » avec une tomate en guise de cœur. En format XXL sur les ronds-points. En 4 × 3 sur les panneaux publicitaires. Par tonnes (six) dans le gaspacho le plus grand du monde (9 800 litres), mitonné le 9 juin dans la cité andalouse et salué sobrement par son maire, Ramon Fernandez-Pacheco : « Il n’y a pas de ville plus digne de ce record. »

La recette ne dit pas la proportion d’aliments bio. Le patron de la puissante confédération des producteurs de fruits et légumes d’Almeria (Coexphal), Luis Miguel Fernandez, l’ignore aussi. Il sait en revanche que le bio est devenu un « enjeu stratégique » dans une région où l’agriculture intensive est le premier secteur économique depuis un demi-siècle et représente 40 % du PIB de la province. Dans son bureau, face au port, il égraine les chiffres. Depuis 2010, la surface consacrée à la production biologique a plus que triplé, pour atteindre 3 300 hectares (10 % de la surface totale), et les prévisions de croissance tablent sur 5 000 hectares d’ici à 2024.

En 2018, 108 566 tonnes de bio sont sorties des serres d’Almeria et de sa région. Près de la moitié sont des tomates (48 261 tonnes). Beaucoup plus que les concombres (23 896 tonnes) et les pastèques (14 895 tonnes), pourtant bien plus lourdes. La conversion du consommateur espagnol étant plus lente que celle des producteurs (la moitié, soit une centaine, ont une « ligne » bio) la très grande majorité (75 %) part à l’étranger en poids lourds. L’« autoroute de la Méditerranée » sillonne entre les serres, direction l’Allemagne, la France – où transitent tous les bahuts – et le Royaume-Uni, ses trois principaux marchés.

« On est en train de faire ça bien »

Avant de nous donner rendez-vous, la responsable de la communication de Coexphal nous avait invité à regarder une vidéo. Un joli petit film de cinq minutes avec magnifique travelling sur les serres au soleil couchant et grands sourires de travailleurs en train de récolter d’appétissantes tomates. « Lo estamos haciendo bien » (« on est en train de faire ça bien ») : une campagne orchestrée par l’organisation interprofessionnelle de fruits et légumes d’Espagne pour « démentir les mythes associés à la culture sous plastique ». La propagande se décline aussi sur un document de quatre pages expliquant en quoi « l’agriculture intensive du sud-est de l’Espagne est un modèle basé sur la durabilité économique, sociale et environnementale, capable de fournir des aliments sains à 500 millions d’Européens ».

Un argumentaire repris par Luis Miguel Fernandez pour vanter Almeria, « la pionnière » : 100 % des tomates, y compris conventionnelles, sont pollinisées sans produits chimiques mais avec des abeilles ; 100 % des tomates sont irriguées par un système de goutte-à-goutte unique au monde, qui permet de réduire drastiquement la consommation d’eau ; 100 % du plastique des serres est recyclé ; 100 % des ouvriers bénéficient de bonnes conditions de travail.

On aimerait le vérifier sur le terrain en visitant une serre. Six entreprises ont été sollicitées. Toutes nos demandes ont été rejetées. La condition pour obtenir le sésame : signer un « contrat », qui oblige à « reconnaître » que les « médias créés à des fins économiques et-ou politiques sont corrompus » et que, entre autres tares, la « généralisation des faits affecte l’image du secteur ». Il donne à l’entreprise le « droit de relire et de faire rectifier le contenu » avant sa publication. Il est « soumis aux lois espagnoles et à la juridiction des tribunaux d’Almeria ». Le bout de papier est aussi brandi par Bio Sabor, un mastodonte du secteur (53 millions d’euros de chiffre d’affaires), dont on retrouve les tomates notamment sur les étals de Monoprix, et qui garde en travers de la gorge un reportage peu flatteur de la télévision allemande.

Immenses serres-forteresses

« Epris de l’écologique », clame Bio Sabor sur son site Internet. Un peu moins de la transparence. Impossible de pénétrer dans ses immenses serres-forteresses (200 ha) qui bordent l’autoroute, non loin de celles où Monsanto développe ses semences. Les installations de la firme au glyphosate ont été rachetées par Bayer, qui vient d’investir 5,5 millions d’euros pour construire un nouveau centre de recherche consacré à la biologie cellulaire. Même fin de non-recevoir devant le hangar de Bio Campojoyma, posé à l’entrée de Campohermoso. Une porte ouverte à cause de la chaleur laisse entrevoir une armée d’ouvrières en train d’emballer à la chaîne tomates et poivrons.

Tout juste a-t-on pu se faufiler entre les pieds de tomate cherry (la plus fragile, la plus exigeante en main-d’œuvre, quatre ouvriers par hectare) d’une serre de Luis Andujar Bio pendant la pause du contremaître. Le temps de découvrir que les employés doivent parfois monter sur des échasses pour atteindre le sommet des plants, de constater que, malgré la chaleur étouffante, le chauffage au « gaz naturel » est prévu l’hiver et de parcourir les consignes d’hygiène (« interdit de se curer le nez ») et de sécurité (« prévenir de l’entrée ou de la sortie de toute personne étrangère à l’entreprise ») affichées en espagnol et en arabe.

« Des tomates bio, oui, mais avec des droits ! » Le 18 juin, ils sont une dizaine de travailleurs, tous marocains, rassemblés devant la place d’une église, dans la banlieue d’Almeria, pour demander des comptes sous les fenêtres de leur employeur à coups de banderoles et de slogans qui riment surtout en espagnol : « Luis Andujar Bio, arrête d’exploiter », « Luis Andujar Bio, respecte la convention collective », « des vrais droits dans les serres »…

Des drapeaux vert et blanc frappés « SAT », le Syndicat andalou des travailleurs, claquent au vent. Au siège de l’organisation, dans un quartier populaire d’Almeria, tout près du Carrefour, on fait la queue toute la journée pour voir « José ». Avec son catogan et son bouc, José Garcia Cuevas a des faux airs de Zlatan Ibrahimovic. Dans son bureau, une seule icône : Che Guevara. Et des murs tapissés de dossiers. Luis Andujar, Bio Sabor, Campojoyma… depuis qu’il a repris en main la délégation provinciale en 2017, les conflits impliquant des entreprises bio s’accumulent.

Les litiges en cours d’instruction à l’inspection du travail comme les témoignages que nous avons recueillis racontent les mêmes histoires. Des journées qui n’en finissent pas (« 302 heures en mars à ramasser des tomates », a compté Mohammed, un ouvrier). Des cadences infernales (« 130 palettes de tomates à nettoyer et à trier en une demi-heure, comme des machines », précise Fatima). Des rémunérations inférieures au minimum légal (6,93 euros par heure pour les travailleurs agricoles). Des heures supplémentaires et des congés non payés. Des anciennetés annulées…

Recours massif au soufre

 

La tâche est aussi pénible sous les serres surchauffées que dans les entrepôts de conditionnement où travaillent à la chaîne, la plupart du temps debout, environ 20 000 femmes. José Garcia Cuevas dénonce des cas d’« humiliation ». Il y a quelques mois, une travailleuse marocaine de Luis Andujar Bio a enregistré les mots doux de sa chef : « La personne qui va aux toilettes sans l’avoir signalé, elle rentre automatiquement chez elle. Et on se revoit au tribunal. » Et d’expliquer la règle interne : la pause pipi, c’est six minutes par jour, pas une de plus.

Contacté par Le Monde, l’avocat de Luis Andujar nous a fait comprendre après un quart d’heure de palabres que l’entreprise ne souhaitait pas parler avec la presse. Alors nous avons continué à discuter avec ses ouvriers. « Elles ne sont pas bio, leurs tomates, avec tout ce qu’on balance comme produits. Il suffit de sentir dans la serre, ça pue la merde ! », lâche Aziz. « On a des doutes sur les produits utilisés par certaines boîtes certifiées bio, mais pas de preuves », tempère José Garcia Cuevas. Ce dont il est certain, en revanche, c’est que le recours au soufre – autorisé en agriculture biologique – est massif dans les serres. Un travailleur nous montre des taches sur son corps. Certains se plaignent d’allergies, d’autres, d’irritations. La plupart du temps, ils ne portent ni masque de protection ni lunettes quand ils sulfatent.

Combien sont-ils à trimer sous les serres et dans les entrepôts de conditionnement ? Difficile à savoir. Les estimations varient entre 80 000 et 100 000

Tous tirent le même constat : les conditions de travail dans le bio ne sont « pas meilleures » que dans les exploitations dites conventionnelles. « Il y a un monde entre le modèle du bio respectueux des hommes et de l’environnement et la réalité. Ce sont les mêmes qui, il y a vingt ans, s’opposaient au développement du bio en nous taxant de hippies et qui aujourd’hui se convertissent pour de strictes raisons économiques », confirme José Garcia Cuevas, dont le tee-shirt exhorte, en français dans le texte, à la réaction : « Peuple réveille-toi, ils tuent la planète. »

Combien sont-ils à trimer sous les serres et dans les entrepôts de conditionnement ? Difficile à savoir. Les estimations varient entre 80 000 et 100 000. Et selon les calculs des syndicats, 40 % des salaires (50 millions d’euros) ne sont pas déclarés. Chaque matin, sur les ronds-points, ils sont des dizaines à attendre qu’une camionnette passe pour une embauche à la journée. La grande majorité sont des migrants.

Fatima, 42 ans, a quitté Meknès et le Maroc en 2010. Avec ses deux filles (4 ans et 6 ans) et son mari, elle vit au Puche. Un quartier d’Almeria aussi malfamé que délabré, où s’entassent environ 10 000 personnes. Fatima raconte les coupures d’eau et de courant qui rythment les journées, la marijuana qui circule à tout-va. Les ordures jonchent le terrain vague, qui est aussi le terrain de jeu des enfants.

Grande précarité des travailleurs

« Travail de merde, maison de merde », ironise Kamal, 26 ans. Sans papiers, comme environ 30 % de la main-d’œuvre des invernaderos, il gagne 35 euros de la journée (38 euros quand l’employeur est bien luné) à ramasser des tomates ou à monter des serres. Beaucoup plus qu’au Maroc, certes, mais pas suffisamment pour se payer un logement, même au Puche. Il vit dans un baraquement fait de bric et de broc et surtout de bâches usagées des serres. Dans la chabola (bidonville) qui surplombe les serres de Campohermoso, on pousse la logique de l’économie circulaire jusqu’aux énormes bidons de produits phytosanitaires réutilisés pour aller chercher l’eau à l’unique point à l’entrée du camp.

Des chabolas, il en pousse autour des serres comme des champignons. La Fondation Cepaim, qui intervient auprès des migrants, en a répertorié 80 seulement à Nijar, la commune dont fait partie Campohermoso. Quelque 4 000 travailleurs, mais aussi des familles avec enfants y vivent dans des conditions de grande précarité.

Le Parlement andalou (où le parti d’extrême droite anti-immigration Vox a fait une entrée fracassante aux élections de décembre 2018) et les municipalités ont bien un plan contre le logement insalubre. Et le gouvernement socialiste de Pedro Sanchez vient de ressusciter un fonds de soutien à l’accueil des immigrés (70 millions d’euros en 2019) que son prédécesseur conservateur avait supprimé en 2012. Mais, comme le reconnaît Antonio Hernandez de la Torre, chef du bureau travail et immigration à la sous-délégation du gouvernement à Almeria, « malgré tous leurs efforts, les autorités publiques courent le risque de se voir débordées ».

Avec plus de 145 000 immigrés, la province d’Almeria compte 20 % d’étrangers, deux fois plus que la moyenne nationale. « Almeria est la frontière naturelle entre l’Union européenne et le continent africain, la porte d’entrée de nombreuses routes migratoires, décrit Antonio Hernandez de la Torre. Et les opportunités d’emploi du secteur des fruits et légumes d’Almeria, très exigeant en main-d’œuvre, favorisent de façon exponentielle l’entrée irrégulière d’étrangers et constituent un défi pour les administrations. »

« Aldi et Lidl n’arrêtent pas de baisser les prix ! »

La situation des travailleurs des serres bio commence aussi à inquiéter en dehors des frontières de l’Espagne. Notamment en Allemagne, le premier importateur. Au début de l’été, le coprésident des Verts au Bundestag, Anton Hofreiter, s’est déplacé à Almeria. Avec une idée en tête : « Savoir si les fruits et légumes bio que nous mangeons toute l’année sont produits dans des conditions de travail dignes et dans le respect de l’environnement. Aldi et Lidl disent que tout va bien, et, en même temps, ils n’arrêtent pas de baisser les prix ! »

Une rencontre avec des travailleurs et la visite d’une chabola lui auront permis de se faire une opinion plus précise : « C’est un scandale. » Mais aussi de constater que la mobilisation peut payer. Chez Biotech Family, dont les tomates sont notamment vendues sous la marque maison de Leclerc, « les travailleurs ont réussi à ce que leurs droits soient respectés », atteste José Garcia Cuevas, qui n’y est pas pour rien. « Nous, on n’a rien à cacher, les portes sont ouvertes », assure le nouveau gérant, Rafael Fernandez, qui joue la carte de l’« entreprise familiale qui grandit doucement ». Le jour de la visite d’Anton Hofreiter, les jeunes trisomiques d’une association d’insertion sociale sont installés en tête de chaîne à empaqueter des tomates.

Des labels de certification biologique s’interrogent également. L’allemand Naturland a écrit à Bio Sabor pour lui rappeler que, « contrairement à d’autres certificateurs, les normes de Naturland incluent des normes sociales », et que « la responsabilité sociale est inhérente au concept de durabilité ».

« En Europe, on peut produire des tomates en superintensif, surexploiter l’aquifère et obtenir une certification bio ainsi que des subventions de l’UE », s’étrangle Jaime Martinez Valderrama, chercheur au CNRS espagnol

Des chercheurs réclament aussi des normes environnementales. « Aujourd’hui, en Europe, on peut produire des tomates en superintensif, surexploiter l’aquifère et obtenir une certification bio ainsi que des subventions de l’UE », s’étrangle Jaime Martinez Valderrama, spécialiste des questions de désertification au CSIC, le CNRS espagnol. Pour faire pousser des tomates, il faut deux ingrédients principaux : du soleil et de l’eau. Le soleil, Almeria n’en manque pas, c’est même la région la plus gâtée d’Europe (3 000 heures par an). Pour l’eau, en revanche, c’est la disette. Il ne pleut pas (moins de 200 mm/an). Tous les cours d’eau sont à sec. Résultat, la province est en déficit hydrique chronique (163 hm3/an) et l’aquifère est déclaré surexploité depuis… 1995.

Le fameux système d’irrigation par goutte-à-goutte dont sont si fiers les producteurs andalous a certes permis de réduire la consommation, mais, sous les serres, 50 litres d’eau sont toujours nécessaires pour faire pousser un kilo de tomates. Alors, ils pompent les eaux souterraines. Et à chaque fois plus profondément (jusqu’à 800 m). La « raf », la tomate à la mode aux faux airs de marmande, tirerait d’ailleurs son goût salé de l’eau de mer qui pénètre les nappes phréatiques, également polluées par des décennies d’usage massif d’engrais et de pesticides.

« En trente ans, la biodiversité s’est effondrée »

Il y a quelques années, les autorités pensaient avoir trouvé la parade : une unité de dessalement de l’eau de mer, qui promettait d’être la plus importante au monde (43 hm3/an sur le papier), consacrée exclusivement à l’agriculture. Aujourd’hui, elle tourne à 15 % de sa capacité. Tout comme les centaines de petites unités installées directement près des serres. Trop cher. Trop d’inconvénients. Le sel provoque la corrosion des systèmes d’irrigation. L’eau obtenue n’est pas idéale pour la croissance des plantes, à la fois trop riche en chlorure et sodium et trop pauvre en micronutriments (calcium, magnésium). Très émettrice en gaz à effet de serre aussi : 0,35 unité équivalente de CO2 par m3 d’eau de mer traité.

« C’est une fuite en avant, déplore José Maria Calaforra, professeur de géologie à l’université d’Almeria. Toutes les études montrent qu’il n’y aura bientôt plus d’eau, que nous exportons de l’eau virtuelle, mais aucune décision politique n’est prise pour mettre un frein au développement de l’agriculture intensive. »

Pendant ce temps, « le désert avance et une partie de cette terre est à jamais perdue », résume son confrère Jaime Martinez Valderrama. Plus de bosquet, plus de lynx, bientôt plus de tortue Mora. « En trente ans, la biodiversité, qui devrait être un pilier de l’agriculture biologique, s’est effondrée, témoigne Encarnacion Semblas, de l’association Ecologistes en action, rencontré dans le bureau du syndicat SAT. Regardez le sol dans les serres de Bio Sabor, c’est comme celui de cette pièce, il n’y a rien. L’agriculture biologique a quasiment le même impact environnemental que la conventionnelle. »

La serre de José Valero, à Campohermoso, est beaucoup moins rutilante que celle du géant du bio. En cette fin de saison, sa femme ramasse seule les tomates. « C’est dur, le bio, il faudrait 6 ou 7 personnes, mais je n’ai pas les moyens de les payer », raconte cet ancien camionneur, qui vend sa récolte à Biotech Family. Au milieu de l’exploitation, un vieux réfrigérateur. « Je l’utilise quand il fait trop chaud. Je laisse la porte ouverte pour que les abeilles puissent entrer et sortir pendant la pollinisation. Il faut être inventif ! »

Des vieux réfrigérateurs, on en a aussi vu dans la rambla « Bombon ». Ce n’est pas une avenue guillerette du centre d’Almeria. C’est un torrent, à sec en été, qui descend à pic de la montagne et sillonne entre les serres de Campohermoso jusqu’à la mer. C’est surtout une décharge à ciel ouvert, où les exploitants agricoles viennent jeter tout et n’importe quoi : les boîtes en plastique à abeilles utilisées pour la pollinisation, les tuyaux du goutte-à-goutte, des tuteurs de plants de tomate, des parpaings des soubassements des serres, des immenses bidons portant têtes de mort.

Un « Bombon » empoisonné, qui attire les mouches et renferme d’autres mauvaises surprises : des tas de paires de chaussures, des piles de bouteilles en verre et en plastique, des néons, un canapé, deux chiens morts… Au milieu de tout ce fatras, une petite plaque précisant « dépôt d’ordures » et portant la mention d’un producteur bio rappelle que ces derniers ne sont pas épargnés par ces pratiques illégales.

Au pied des serres d’un grand groupe bio, des amoncellements de bâches triées par couleur : noir, blanc, gris. Un peu plus loin, certains tas sont en décomposition, d’autres ont été brûlés. Partout, des filaments s’accrochent aux arbustes et flottent au vent comme d’immenses rubans. La mal nommée rambla « Bombon » déroule son sinistre spectacle sur plusieurs kilomètres. Et l’hiver, quand des pluies torrentielles s’abattent sur la montagne, elle se transforme en chasse d’eau géante et charrie les immondices jusqu’à la mer. Victor, le militant écologiste qui nous sert de guide dans la rambla, a trouvé un nom qui colle mieux à Campohermoso : « Campo horroroso ». « L’horrible champ ».

 

Stéphane Mandard, Le Monde, 02 septembre 2019