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L’Ile-à-Vache, à 10 kilomètres de la côte sud du pays, devait devenir une vitrine touristique pour les autorités de Port-au-Prince.

Il faut imaginer l’hélicoptère se posant dans les broussailles et Sweet Micky, chanteur haïtien populaire, qui en descend. Le sentier s’enfonce sous les manguiers, puis, sans prévenir, débouche sur une anse de sable lisse. Mer éblouissante, vert acidulé des palmiers, pas un humain dans le paysage, sauf une silhouette ou deux. C’est l’Ile-à-Vache, pure et candide, à 10 kilomètres de la côte sud d’Haïti.

Vous réalisez où vous êtes ? Vingt plages, 45 km2, deux fois la taille de Saint-Barth, mais « vierge, non exploitée, une des dernières îles au trésor des Caraïbes », s’émerveilleront bientôt les plaquettes du ministère du tourisme haïtien. Précisons que Sweet Micky n’est pas seulement chanteur. De son vrai nom Michel Martelly, il vient de remporter l’élection présidentielle à Haiti. On est en mai 2011, le tremblement de terre et ses 200 000 morts remontent à l’année précédente.

Devise du nouveau quinquennat : « Haïti is open for business ». Mais appâter des investisseurs n’est pas une mince affaire dans le pays le plus pauvre de la zone, régulièrement ravagé par divers cataclysmes, naturels ou politiques. Il faudrait faire rêver, un projet à la fois juteux et glamour : l’Ile-à-Vache, par exemple. D’autant que sa situation géographique la préserve « des tumultes du continent, un havre de paix », jurent les communicants. La fable paraît connue d’avance : une petite île trop belle dévorée par les requins du tourisme. Erreur. Huit ans plus tard, le nombre de voyageurs – pourtant modeste – s’est effondré. Et la discrète Ile-à-Vache est devenue un symbole de l’Etat corrompu dans les manifestations qui soulèvent le pays depuis huit mois.

Brusque engouement

Sur l’île, les travaux commencent pourtant par une inauguration grandiose, en août 2013. Même le tronc des palmiers a été peint en rose, la couleur du parti de Sweet Micky. On promet un aéroport international, un golf de 18 trous, 1 500 chambres – hôtels et bungalows –, deux ports, un centre de plongée sous-marine. Bref, 250 millions de dollars d’investissements. Discours de Laurent Lamothe, premier ministre d’alors : « Ce paradis peut changer l’image du pays et devenir un motif de fierté. »

Mascari Mesira, 72 ans, se souvient de « la fougue » qui avait accueilli le projet. Jusque-là, ni ministre ni président n’avait daigné poser un pied sur l’île. Il est temps, en effet, de retourner la carte postale : le paradis ressemble surtout à une île délaissée depuis toujours. Dans le reste du pays, on s’en moque volontiers, la décrivant peuplée « de troupeaux d’hommes, de bétail et de moustiques ». Ce n’est pas la misère qui frappe, mais l’isolement et le dénuement. Pour tirer une eau douteuse de puits ou de trous, on marche longtemps avec des bidons. La typhoïde et autres maux font des ravages. Transportés à dos d’homme, les malades meurent parfois avant d’arriver au centre de santé. Il n’en existe que 2 pour 20 000 « chrétiens vivants ». Pas de réseau électrique, pas d’assainissement. « Ici, il y a deux catégories d’hommes : ceux qui pêchent et ceux qui cultivent », dit un agent de la mairie. Tous travaillent à la main, gestes figés dans le passé.

Les habitants s’étaient sentis flattés du brusque engouement des politiques. Ils les aperçoivent désormais le week-end, chevauchant des jetskis ou des 4 × 4, convoyés tout exprès. La divine baie d’Abaka, sur la côte sud-ouest, entre dans le top 100 des « plus belles plages du monde » de CNN, et Petra Nemcova, top-modèle tchèque et compagne de Laurent Lamothe, bondit dans les vagues pour les magazines. « Un cadeau du ciel pour les miséreux habitants », s’émeut un reportage.

Plantations arrachées

Des entreprises débarquent avec leurs équipes, leurs générateurs, leurs cuisiniers et leurs mitraillettes. « Une vraie armée », reprend l’agriculteur Mascari Mesira. « Ils répétaient : “Soyez relax, le développement est bon pour vous, vous êtes comme des bêtes sauvages.” » Les habitants auraient l’eau, la lumière, la santé. Promis. M. Mesira revoit surtout les engins arrivant sans prévenir sur sa plantation, le 12 octobre 2013 au matin. « Il faut faire un lac pour les touristes », lui explique-t-on. Au premier arbre arraché, il a l’impression qu’on lui coupe un membre. Il est comme fou, se couche devant le tracteur. Ça n’empêche pas l’abattage de ses 28 cocotiers, de ses papayers et de ses pieds d’oranges douces.

Le gros ouvrage sera la route, traversant l’île d’ouest en est, là où n’existaient que des sentiers escarpés. Aujourd’hui, la même histoire se raconte au long des 15 kilomètres du tracé. « On entendait un moteur, vroum, vroum, le temps de se retourner, nos arbres ou nos maisons étaient par terre », dit une paysanne. Aucun dédommagement. Sans malice, elle porte un tee-shirt siglé « Je suis là pour vous emmerder » que son bébé s’ingénie à soulever. Elle ne sait plus que faire de ses journées sans sa plantation, « comme si j’étais morte ». D’autres ont sollicité du travail. « Ils m’ont proposé d’abattre les arbres des voisins », se souvient l’un.

L’implantation touristique devait se concentrer sur la côte ouest. Au hameau de Grand-Sable, « on a vu un plan avec un gros point dessiné sur nous, dit un pêcheur. On a compris qu’on était ciblés. » Une clinique esthétique, une marina ou un centre commercial allaient être édifiés à la place des chaumières aux couleurs pastels coquettement semées sur la clairière, des barques à voile et de la véranda derrière les hibiscus, où on se masse, les jours de match, devant l’unique téléviseur, branché sur batterie solaire portable. Le nom même s’effacerait : Grand-Sable deviendrait le « village de Mary-Ann ».

Litiges fonciers

Pudiquement, le ministère du tourisme évoque une « délocalisation des habitants ». Lesquels ? Pour aller où ? Seraient-ils parqués ailleurs ? Ou chassés ? Les peurs enflent encore quand un décret vient classer l’île entière « zone réservée et touristique ». Autrement dit, les habitants n’ont plus aucun droit sur cette terre, transmise au fil des générations. A Haïti, pays sans réel cadastre, la propriété foncière fait litige depuis la révolution de 1804. C’est la loi du plus fort qui a surtout fini par ’imposer, de putsch en dictature. « Un ministre peut tout, même couper les têtes. Ça s’est vu, dit une marchande de boissons. Contre eux, que peuvent les malheureux ? »

Il se trouve qu’un natif de l’île, Jean Antunes Lamy, est devenu policier à Port-au-Prince. Il enquête, s’indigne, informe. Autour de lui se crée une association locale, Kopi, qui réclame l’abolition du décret. « On est d’accord pour le développement, mais nous voulons être associés et traités comme des hommes », dit Jérôme Genest, instituteur, aujourd’hui porte-parole de Kopi. Des manifestations pacifiques sont organisées en 2014. « On a fait comme à la télé, des pneus enflammés et des barricades », raconte un autre. Une centaine de policiers lourdement armés sont envoyés sur l’île. M. Antunes Lamy, le leader, est emprisonné neuf mois, puis contraint à l’exil. Des membres de Kopi sont arrêtés et battus.

« Les figures du mouvement allaient être sacrifiées, c’est sûr, explique aujourd’hui un jeune gars bien bâti, ex-dirigeant de Kopi. Ma famille a eu peur. » Il est de ceux qui ont accepté de « changer d’avis » contre un poste de directeur dans un futur « centre public ». Sa femme cache un rire moqueur derrière sa main en éventail. Le centre n’a jamais ouvert. Pour en
amadouer d’autres, on a fait miroiter un visa pour l’Amérique ou bien un vélomoteur. Mais, en général, la situation a radicalisé de plus en plus de gens. « L’Etat se comporte comme les colons, dit Justin Pierre Adrien, éleveur. Si nous devons mourir pour notre terre, nous mourrons. »

Enquêtes en cours

Il faut continuer la route – une piste, devrait-on dire – pour arriver à l’autre bout de l’île, sur la pointe est, à Balai-Rase, lieu du fameux aéroport international. Il devait être la clé de voûte du projet, à laquelle les investisseurs privés (américains et canadiens surtout) avaient conditionné leur venue. Aujourd’hui, il se révèle le spot le plus célèbre de l’île, détrônant lagon, palmiers et top-modèle tchèque. On s’y relaie régulièrement – journalistes, enquêteurs publics ou ONG, sénateurs – pour y étudier ce cas d’école : un gâchis chimiquement pur.

Sur une bande de terre pelée vaquent un âne et quelques chèvres. C’est le tarmac. Autour, s’effondrent les restes d’un commissariat et des bâtiments où vivaient les ouvriers dominicains. Coût : 13 millions de dollars, détaille un rapport publié par la Cour des comptes haïtienne sous la pression des manifestations à travers le pays. Sans appel d’offres, un contrat de 19,5 millions de dollars avait été signé avec Estralla, compagnie dominicaine, pour construire un aéroport dans un délai de deux ans. Le chantier a été abandonné au bout de 17 mois, sans motif, toujours selon la Cour des comptes. Estrella renvoie la faute sur l’Etat haïtien.

L’ensemble du projet avait commencé à battre de l’aile dès 2014, après le départ du premier ministre Laurent Lamothe, face à des mouvements sociaux, déjà. La fin du mandat de Sweet Micky, en 2016, en a sonné l’arrêt. Les fonds publics pour l’Ile-à- Vache provenaient en bonne partie de PetroCaribe, un crédit très avantageux consenti par le Venezuela à Haïti, entre 2006 et 2016 : des enquêtes sont en cours pour évaluer l’ampleur des détournements par les dirigeants successifs.

« Ils m’ont zombifié »

Sur l’île, quand une nouvelle équipe municipale a été élue, les dossiers avaient disparu et tout était dévasté dans la mairie, un préfabriqué offert par une ONG. Quant à l’eau et à l’électricité, rien. En fait, les pouvoirs publics comptaient sur « les partenaires internationaux » pour « la prise en charge financière de ces services étatiques », précisait un document gouvernemental. Le Bureau des droits humains en Haïti a commencé à recueillir des plaintes pour expropriations sauvages et atteintes aux droits fondamentaux. Pas un habitant n’avait osé le faire jusque-là.

Un homme d’affaires s’est toutefois accroché davantage que les autres : Sweet Micky lui-même. Trois hôtels discrets, plutôt luxueux, offraient en effet une centaine de chambres sur l’île, avant le projet. Chacun avait payé la terre aux exploitants, monté sa logistique, offert des équipements publics, école ou centre de santé. Sweet Micky avait jeté son dévolu sur l’hôtel Abaka Bay, sur la plage repérée par CNN. Il a voulu en expulser un propriétaire, Robert Dietrich, un Américain de Detroit. M. Dietrich a quitté Haïti après avoir adressé une lettre ouverte à Sweet Micky : « Ce n’est pas ainsi que vous attirerez des investisseurs privés. (…) Vous dites que le développement est une chance pour la population. En fait, vous travaillez à vous enrichir. » La clientèle s’est effondrée, les trois hôtels sont aujourd’hui en vente. « Nous avons gagné des batailles, mais nous avons perdu la paix », dit un pêcheur.

La visite serait terminée si Georges Lamartine ne surgissait soudain de la carcasse de l’aéroport. Les entrepreneurs avaient choisi ses terres pour le chantier. « Pourquoi les miennes ? », avait demandé M. Lamartine, 60 ans. Leur réponse le gonfle encore d’orgueil : « Parce que ce sont les meilleures. » Après le départ des derniers ouvriers, il a été nommé gardien. Il s’est installé dans les ruines et les attend. Ils reviendront, n’est-ce pas ? Et il sera payé ? Parfois, M. Lamartine se demande s’il a rêvé. « Peut-être qu’ils m’ont zombifié. » Le projet devait-il vraiment exister ou tout n’était qu’illusion ? L’an dernier, le nouveau président de la République, Jovenel Moïse, est venu sur l’île à son tour. Des engins sont arrivés, d’autres plantations ont été coupées. Et puis, une fois encore, tout s’est arrêté.

Florence Aubenas, Le Monde, 2/05/2019