Le Chemin des débarqués Accéder aux cartes

En 2015 une centaine d’élèves inscrits au Concours de Cartographie d’Actualité ont travaillé sur les migrations entre l’Afrique et l’Europe en pleine crise des migrants. Ce très bel article a servi de base pour réaliser de très jolies cartes …

 

 

 

 

Le chemin des « débarqués »

 

 

Dans son bureau décoré de boiseries anciennes, la maire de Lampedusa, Giusy Nicolini, n’a pas vue sur la mer. Seulement sur une impasse en terre. A quoi bon ? Les flots, ici, depuis plus de vingt ans, charrient trop de misère. A 54 ans, Giusy Nicolini préfère de loin sa photo du pape accrochée au mur, vigie de ses soucis. « Cet été, plus de 5 000 migrants sont arrivés chaque week-end… », lâche-t-elle, amère.

 

 Madame la maire n’aime pas l’été. Mais elle se garde de le dire trop sèchement. Elle préfère expliquer qu’après le mois d’octobre, commence toujours une « autre vie ». La mer agitée amène au moins l’air frais. La léthargie de l’hiver s’abat ensuite sur Lampedusa, gros caillou sans arbres, situé à 170 km des côtes d’Afrique, alors qu’à la belle saison, l’île est une usine à touristes où 60 000 vacanciers s’entassent dans des villas désuètes des années 1970.

 

L’hiver, à Lampedusa, marque surtout la fin de la saison des traversées. Le début d’un temps moins clément pour les barques et les « débarqués », comme tout le monde les appelle en Italie. La houle devient dangereuse pour les pêcheurs comme pour les candidats à l’exil. Vu des fenêtres des 5 000 habitants de l’île, ce changement évite des tourments pénibles. On n’entasse plus les épaves sur la promenade à côté du port et il y a d’autant moins de risques de tomber sur des cadavres alignés sur la jetée.

 

Ce moment où les embarcations deviennent moins nombreuses, est aussi celui qu’a choisi la Commission européenne pour réduire son dispositif de secours en mer. Le 1er novembre, « Mare nostrum », l’opération mise en place fin 2013 après la mort de 360 personnes dans un naufrage, a pris fin. Trop coûteuse – 9 millions d’euros par mois – trop incitative pour les passeurs, a-t-on jugé. « Triton » l’a remplacée. Son budget est divisé par trois. Ses concepteurs bruxellois ont jugé bon de la baptiser du nom d’un fils de Poséidon.

 

Triton, « messager des flots », influera-t-il sur la malédiction des saisons ? La maire de Lampedusa est persuadée du contraire. « Il y aura juste plus de probabilités de naufrages… », maugrée-t-elle. La différence entre « Mare nostrum » et « Triton » se compte en miles. Au lieu de secourir les naufragés jusqu’à 75 miles (120 km) au large, les bateaux de « Triton » ne resteront en veille qu’à 30 miles (48 km). Seuls des avions pourront voler jusqu’aux rives libyennes d’où partent la majorité des embarcations. Ils repéreront celles en péril. Mais le temps d’intervention sera au bas mot multiplié par deux.

 

Reste qu’à Lampedusa, les migrants meurent moins à terre qu’ils ne disparaissent au large. « Que dire… de toute façon, le cimetière est trop petit », souffle Giusy Nicolini qui ponctue toutes ses phrases de silences las. Douze tombes seulement ont abrité des migrants en vingt ans de drames. Pour les autres corps, « on a pris l’habitude d’utiliser un hangar de l’aéroport », dit-elle. Les dépouilles sont ensuite réparties au gré des caveaux ou des fosses communes disponibles en Sicile.

 

Les douze tombes du cimetière racontent chacune une courte histoire gravée sur une plaque. Dans l’une d’elles on a enterré six anonymes retrouvés au fond d’une cale. Dans une autre, le 8 mai 2011, on a placé ensemble trois jeunes filles repêchées après un naufrage. Pour certaines, l’autopsie a autorisé la mention « probablement d’origine subsaharienne ». Une pierre tombale de 2008 n’a, elle, eu le droit qu’à un laconique « extracommunautaire ».

 

Le paradoxe est toutefois moins dans les morts que dans les vivants à Lampedusa. Malgré le passage de milliers de migrants chaque été, personne ne reste sur l’îlot européen le plus proche des côtes africaines. Lampedusa n’est qu’une porte, un passage obligatoire.

 

En haute saison, une fois secourus en mer puis inspectés par des policiers spécialisés – pour distinguer les exilés des passeurs –, les migrants sont orientés vers un centre d’hébergement à l’écart des habitations. Les allers et venues y sont libres. Le séjour peut durer plusieurs semaines, le temps du transfert vers la Sicile. Mais à l’approche de l’hiver, l’île est d’autant plus vide que le centre a dû être fermé pour rénovation.

 

Giusy Nicolini a beau chercher dans sa mémoire en tirant nerveusement sur ses cigarettes, elle ne voit pour ainsi dire aucun migrant qui aurait fait sa vie à Lampedusa. En 2011, seuls deux Sénégalais sont venus s’installer. On peut les voir, chaque jour, travailler sur le port. Leur arrivée est due aux pêcheurs de l’île. Désespérés de ne pas trouver de main-d’œuvre pour les seconder, ils sont allés les chercher jusqu’au Sénégal.

 

 

Sicile

 

 

En plein cœur de la Sicile, le centre d’hébergement de Caltanissetta est un résumé à lui seul du « tri » devenu presque industriel des migrants après leur sauvetage en mer. Construit en contrebas d’un pont d’autoroute dans les locaux d’une ancienne usine, il accueille d’un côté, dans de longs bâtiments en briques rouges, les exilés ayant déclaré aux autorités vouloir demander l’asile. De l’autre, derrière de hauts grillages, ceux destinés à être expulsés.

 

Entouré de terres agricoles, le CARA – son nom administratif – de Caltanissetta compte 400 places. On y croise surtout des Pakistanais, des Gambiens et des Nigérians. Tous ont été transférés là, en bus, après un passage express dans un centre de « premier secours ». C’est dans ces lieux aménagés dans les ports de Sicile – Syracuse, Porto Empédocle ou Pozzallo – que sont rassemblés les migrants, jusqu’à plusieurs centaines, après leur débarquement.

 

L’Allemagne et la Suède sont, devant le Royaume-Uni, les destinations les plus prisées. La France n’est un but que pour les francophones.

 

Alaise et Sissoko (qui n’ont pas souhaité donner leur nom de famille comme les autres migrants) sont deux grands gaillards de 23 et 24 ans. Originaires de Gambie, ils sont arrivés voilà quelques mois. Sissoko a quitté la Libye en juin avec un Zodiac bondé emmenant 95 personnes ; Alaise l’a imité en septembre, à bord d’un bateau de pêche chargé de 450 passagers. Tous deux ont déposé une demande d’asile. Mais le flux de dossiers est tel qu’ils attendent depuis neuf mois une réponse et tournent en rond dans un square du centre-ville : « C’est long quand on ne peut pas travailler ! »

 

Au CARA, Sissoko et Alaise sont nourris, logés. Ils ont aussi droit à des cours d’italien et 2,50 euros par jour. Ils n’ont aucun contact avec ceux retenus dans la partie fermée – appelée CIE (centre d’identification et d’expulsion). Les expulsions sont rares cependant. Moins de 15 % des sans-papiers sont renvoyés d’Italie chaque année, contre 51 % en France. Pour les migrants arrivés par mer, ce chiffre tombe à 1 %, selon l’association Arci (Les Arches). En pratique, ne sont orientés vers les CIE que les migrants soupçonnés d’être des passeurs ou d’anciens condamnés.

 

A une centaine de kilomètres de Caltanissetta, le CARA de Mineo est, lui, tellement grand qu’il a des allures de cité nouvelle. L’ensemble est aménagé comme un lotissement. Des toboggans et des jeux pour enfants ont été installés sur des pelouses. L’explosion du nombre d’arrivées – plus de 160 000 depuis le début de l’année – a conduit les autorités siciliennes à reconvertir, en 2011, ce qui était autrefois une base militaire.

 

Le CARA de Mineo porte un nom poétique : « La résidence des oranges ». Perdu dans la campagne sicilienne, il est entouré de champs d’oliviers, d’orangers, de citronniers. La cohabitation avec les paysans est pacifique. Un berger qui passe par là ce jour-là avec son troupeau de moutons, salue amicalement les migrants assis en rang d’oignons sur la barrière.

 

Le rythme des cultures aide à mesurer le temps. Diarra, 28 ans, originaire de Bamako, au Mali, se souvient qu’il est arrivé au mois de mars, « à la saison de la récolte des blés d’hiver ». Il avait été parmi les premiers de l’année à oser prendre la mer. Aujourd’hui, certains se lèvent aux aurores pour monnayer leur force de travail, à la cueillette des arbres fruitiers par exemple. Un signe que la fin de l’attente approche. Il faut en effet de six mois à un an, en moyenne, pour obtenir une décision.

 

Si l’attente est longue, à Mineo ou à Caltanissetta, elle est toujours récompensée. Face à une demande d’asile exponentielle, l’Italie a développé un système où 70 % des postulants obtiennent une protection. L’exact opposé de la France (30 %). Une politique du « laissez-passer ». Le but : favoriser les départs des migrants vers les pays où ils souhaitent vivre. L’Allemagne et la Suède sont, devant le Royaume-Uni, les destinations les plus prisées. La France n’est un but que pour les francophones.

 

L’Italie est toutefois devenue une machine à produire des statuts provisoires. Les plus chanceux, ceux qui reçoivent une carte de réfugié, ne sont que 11 %. Les autres obtiennent soit une protection « subsidiaire » (20 %) – réexaminée tous les trois ans – soit une protection « humanitaire » (35 %). Cette dernière est à renouveler tous les ans et n’ouvre pas droit au regroupement familial.

 

Les 30 % dont le dossier est « rejeté » peuvent toutefois faire appel et obtenir un titre de six mois renouvelable. Un délai suffisant pour rejoindre sans risque d’expulsion le pays de leurs rêves. Tant pis pour les années de clandestinité qui les attendent. Diarra, comme les 200 Maliens qui patientent au centre de Mineo y sont préparés. A Bamako, Diarra était soudeur et il est prêt à travailler sans contrat. « J’ai déjà une place dans un foyer à Paris », ajoute-t-il, serein.

 

Chaque semaine, dans les gares routières de Sicile, la remontée des nouveaux migrants vers le nord est devenue un phénomène aussi saisonnier que banal. Les téléopératrices de la principale compagnie sicilienne d’autobus ont pris l’habitude de les voir passer. « Les immigrés ? Il y en a moins à cette époque… », ont-elles noté. Aux journalistes insistants, elles conseillent aimablement le bus de 21 heures pour Rome, au départ de Messine ou celui de 22 h 30, direction Naples.

 

Sur le parking crasseux de la gare de Catane, éclairé par des lampadaires blafards, c’est le « grand départ » de Mohamed, en ce début d’hiver. Il traîne ses affaires dans une valise à roulettes. Dedans, pas une photo, pas un souvenir du Soudan. « Sur les barques, on ne peut rien prendre… » Il montre en revanche son titre de séjour comme un trésor : trois ans de protection subsidiaire valables jusqu’en 2016. Aujourd’hui pourtant, le stress l’emporte sur la joie. Demain matin, à Rome, trouvera-t-il bon accueil chez les Soudanais de la capitale ?

 

Quand le bus est arrivé, il a confié avec précaution son bagage au chauffeur. Dans la file, il a sympathisé avec un autre partant. Ils sont montés tous les deux à l’étage. Se sont assis à l’arrière. Puis ont commencé à discuter pendant que le car démarrait, comme des passagers ordinaires.

 

 

Rome

 

 

Pour tous ceux qui arrivent de Sicile, Rome est une ville de transit ou un mouroir. Le charme des vieilles ruines n’est qu’un vernis que les nouveaux exilés oublient vite. Attablé dans un café, Osman le Soudanais, raconte ce piège qu’il a découvert à ses dépens. Doudoune noire, jean taille basse, un écouteur de portable en permanence à l’oreille, Osman a toujours tout fait très vite. Il a débarqué à Lampedusa en 2006, après une semaine en Libye. « J’avais payé 4 000 euros ! » Il a ensuite été transféré par avion en Calabre. Et dès le lendemain, il s’est enfui à Londres. Il jure, fier, avoir bravé le passage à Calais en « une seule journée ».

 

Pour ce débrouillard, les déconvenues ont commencé quand il a compris qu’il n’aurait aucune chance d’obtenir l’asile au Royaume-Uni. Jusqu’à l’explosion des arrivées lors des « printemps arabes » en 2011, l’Italie appliquait en effet un système européen volontairement dissuasif : « Dublin II ». Toute personne interceptée devait laisser ses empreintes digitales. « Dublin II » empêchait ensuite les migrants enregistrés de déposer un dossier de demande d’asile ailleurs que dans le premier pays traversé. Même si, depuis 2011, au grand dam de Bruxelles, l’Italie ne prend plus systématiquement les empreintes digitales, les migrants passés avant cette date restent piégés.

 

C’est le cas d’Osman. Après trois mois passés à Londres, en 2006, on lui a dit qu’il était fiché en Italie. Il s’est donc résolu à se présenter de lui-même à la police anglaise pour y être rapatrié. Il est arrivé à Rome l’année suivante avec un titre de protection subsidiaire en poche. A ses débuts, il a travaillé comme vendeurs de fleurs. Il n’a trouvé un emploi semi-déclaré de factotum dans un centre des congrès que depuis trois ans. « Tous les jobs sont au noir en Italie ! », se désole-t-il.

 

Osman rêve toujours d’ailleurs : « L’Italie m’a sauvé la vie, mais il n’y a pas d’avenir ici » Sur la place derrière lui, ce samedi-là, une manifestation antiraciste a été organisée en réaction à une irruption de violence, deux jours plus tôt, dans un quartier pauvre de Rome contre un centre pour demandeurs d’asile.

 

Près de huit ans après son arrivée en Italie, Osman a cependant trouvé le moyen de s’extirper de la nasse italienne. Il devient nerveux quand il en parle. Il y a quelques mois, il a réussi à épouser une jeune Soudanaise réfugiée à Munich, en Allemagne, où vit un de ses frères. Elle a accouché là-bas de leur premier enfant voilà quatre mois. Osman s’est empressé de faire une demande de regroupement familial.

 

L’administration italienne octroie trente jours pour quitter librement son territoire. Vintimille est la voie la plus facile pour s’enfuir.

 

La communauté érythréenne est, de façon encore plus large, emblématique de l’impasse que rencontrent les migrants arrivés avant 2011 en Italie. Depuis l’arrivée au pouvoir en 1993 d’un despote qui enrôle dans un service militaire à durée indéterminée tout jeune de plus de 18 ans, des milliers d’Erythréens fuient leur pays dès leur majorité. Où qu’ils aillent, ils obtiennent presque systématiquement l’asile. Mais avec le système « Dublin II », beaucoup se sont retrouvés coincés.

 

Tous les dimanches, un grand nombre d’entre eux se réunissent dans une église près du Colisée : Santa Maria ai Monti. L’Erythrée étant une ancienne colonie italienne, le Vatican « prête » à ses ressortissants cette paroisse discrète au cœur du quartier bohème de Monti. La concession est symbolique : pour leur culte, les Erythréens n’ont droit qu’à un bras du transept et aux caves du sous-sol. Un rideau de velours rouge fait office de cloison avec le reste des bancs de l’Eglise.

 

On se serre donc comme on peut sous les voûtes. Les retardataires écoutent la messe depuis la rue. « 90 % des gens ici sont venus en barque…, souffle un jeune homme. Mais tout le monde aurait voulu aller ailleurs… La foi ça aide… » Affairé à fixer des icônes religieuses au-dessus du tabernacle, Axumany – un pseudonyme –, fidèle très investi de l’Eglise, va plus loin : « Ce qui est dur à accepter c’est qu’ailleurs, en Suède ou en Allemagne, on aurait eu droit à une maison, des aides », ajoute ce trentenaire avec agacement.

 

Le système social italien est très limité. Pas d’équivalent du revenu de solidarité active en Italie. L’accès aux allocations familiales ou au logement social ne peut se faire qu’après avoir cotisé lors d’un emploi déclaré. Axumany a quitté l’Erythrée à 16 ans. Faute de diplôme, il se retrouve contraint de travailler au noir tout en logeant dans l’un des nombreux squats de la capitale avec ses deux enfants.

 

Des immeubles entiers sont ainsi occupés à Rome par d’anciens « débarqués » : dans le centre-ville, derrière la gare de Termini et même dans un palazzo Renaissance de six étages de la via Carlo-Felice. Le plus connu – « Salam » – est situé dans une zone commerciale de la banlieue romaine. Plusieurs centaines de personnes y résident.

 

Créé en 2006, « Salam » a fini par être toléré par la ville de Rome. Il est tellement institutionnalisé qu’un système de loge de gardien a été instauré. Les occupants se cotisent pour financer des femmes de ménage. Et aux journalistes qui se présentent, on va jusqu’à tendre une brochure en couleurs en indiquant que pour les visites, il faut prendre rendez-vous !

 

 

 

Vintimille-Menton

 

 

Cela ne se voit pas de prime abord mais la route de Vintimille est le chemin des impatients. La route de ceux qui n’ont pas voulu faire semblant, en déposant une demande d’asile dans un pays qui n’est pas leur destination finale. Quelques heures d’observation suffisent dans cette jolie ville de la Riviera italienne, à 8 km de la France, pour comprendre.

 

Youssouf, 35 ans, guinéen, appartient à cette catégorie d’hommes pressés. Le 28 septembre, il est arrivé en Sicile dans une barque chargée de 108 personnes. En cette mi-novembre, le rayon épicerie de la cafétéria de la gare de Vintimille a rempli ses rayons de panettone, le gâteau traditionnel de Noël en Lombardie. Dans le hall de la gare, Youssouf, lui, a la ferme intention d’atteindre les Pays-Bas avant les fêtes.

 

Il n’a que son gros blouson bleu et un sac de toile souple. Comme la majorité des « débarqués » de l’été, il a décidé de voyager vite et léger. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur plus de 160 000 migrants ramenés sur les côtes italiennes depuis le début de l’année, seuls 45 000 ont déposé une demande d’asile. Tous les autres – 115 000 – ont filé aussi vite que possible. L’administration italienne octroie trente jours pour quitter librement son territoire. Vintimille est la voie la plus facile pour s’enfuir.

 

Youssouf est arrivé deux jours avant l’expiration de ce délai. La veille, il a tenté à trois reprises de passer la frontière. Le jour où nous l’avons rencontré, il n’a pas essayé car il était « trop fatigué ». Le jeune homme n’ignore pas néanmoins qu’il ne devrait pas traîner. Le passage entre la France et l’Italie est un jeu de dupes. Les migrants le savent aussi bien que les policiers.

 

Dans le hall de la gare de Vintimille, le ballet des passeurs est aussi captivant que celui des migrants. Chaque nationalité a le sien, dont les services sont bien entendu payants et parfois obligatoires. Youssouf a dû s’acquitter de 30 euros à chaque tentative. Son passeur-fixeur a vite compris qu’il ne savait pas lire quand il a tendu naïvement un Post-it sur lequel était écrite l’adresse de ses rêves : un quartier d’Utrecht, aux Pays-Bas. « C’est loin ? », a-t-il interrogé en demandant à voir une carte.

 

Comme tous les migrants, Youssouf a été stoppé dans son élan à la gare de Menton-Garavan, premier arrêt côté français. Une station ou presque personne ne monte ni ne descend, mais qui sert de stationnement à une compagnie de CRS. A chaque fois, il lui a été demandé – à l’instar de tous ceux visiblement « non-européens » – de présenter son passeport. Comme il n’en avait pas, il a été emmené au commissariat situé devant la ligne frontière. On lui a notifié une obligation de quitter le territoire. Puis il a été contraint de repartir à pied côté italien.

 

Huit kilomètres séparent Menton de Vintimille. Une route de corniche avec des villas splendides, des jardins méditerranéens et des palmiers surplombant la mer. Une ligne de bus permet de s’épargner cette heure et demie de marche. Les passeurs ont, eux, développé tout un service de « covoiturage » pour que les malchanceux rentrent au plus vite et misent sur un autre train.

 

A ceux qui ont davantage de moyens ou qui se lassent, les passeurs finissent par proposer le « taxi ». Moyennant 150 euros, ils peuvent être emmenés en trente minutes jusqu’à Nice. Pour les autres, à la troisième ou quatrième tentative, le meilleur des conseils est monnayé : se cacher dans les toilettes… C’est comme cela que Youssouf a fini par passer, le lendemain. Le Monde a effectué à quatre reprises le trajet pour le vérifier. Jamais, effectivement, les toilettes n’ont été contrôlées.

 

 

Nice-Paris

 

 

Le salon d’attente des voyageurs de la gare de Nice est à la fois la dernière étape des migrants avant Paris et la plus inattendue. La capitale est rarement leur destination finale. Mais avec ses trains qui irriguent le nord de l’Europe, Paris reste l’un des grands aiguillages des flux venus d’Italie. Afghans, Syriens, Africains, attendent ainsi chaque jour, l’air de rien, en gare de Nice-ville, un train pour Paris, face à une immense photo murale de la Côte d’Azur.

 

Nous avons retrouvé là un groupe de Kurdes irakiens, rencontrés la veille à Vintimille. Comme beaucoup, ils avaient d’abord pris le premier train du matin. Celui de 5 h 30. Interpellés, ils avaient retenté leur chance dans la foulée à 9 h 17. Et avaient réussi à passer en s’enfermant, eux aussi, à quatre dans les toilettes…

 

Le petit groupe, plein d’entrain, est composé de quatre jeunes hommes âgés de 21 à 23 ans. Avec eux, voyage un couple et leur petite fille de 2 ans. Tous ont le même objectif : Newcastle au Royaume-Uni. Ils savent qu’ils devront passer par Calais pour y arriver mais refusent de s’inquiéter. Plus aisés que d’autres, ils ont payé 13 500 dollars par personne pour un parcours qu’on leur a promis extrêmement rapide.

 

Visiblement avertis de tout, ils ne se laissent pas intimider quand, sur le quai, juste avant de monter dans l’Intercité de nuit, des policiers alignent ceux qui sont incapables de présenter des papiers. Les forces de l’ordre semblent avoir pour consigne de laisser passer tous ceux qui répondent par un hochement de tête à la question : « Syrie ? Somalie ? Afghanistan ? »

 

C’est à la descente du train, le lendemain, après leur nuit sur des sièges inclinables, que le groupe est soudain gagné par l’anxiété. A l’arrivée, gare d’Austerlitz, ils se mettent à marcher au pas des actifs parisiens. Un brouillard humide enveloppe encore les rues de la capitale. Seuls les phares du trafic du matin fendent la nuit. Ils ne souhaitent plus être suivis. Sur le trottoir du boulevard de L’hôpital, ils acceptent une dernière poignée de main, un dernier échange de numéros. Puis ils s’évanouissent dans une rue longeant le Jardin des plantes.

 

Elise Vincent, Le Monde, vendredi 20 décembre 2014.

 

 

Pour trouver les légendes des photographies de l’article et d’autres photographies, vous pouvez vous rendre sur ce portfolio : http://www.lemonde.fr/societe/visuel/2014/12/20/les-debarques_4543385_3224.html?xtmc=les_debarques&xtcr=13

 

 

 

Et voici la carte lauréate de ce concours réalisée par Emma Lagadec, éève du collège de Champtoceaux  :