En 2016 une soixantaine d’élèves participant au Concours de Cartographie d’Actualité ont travaillé sur un article portant sur les Îles Kiribati et la problématique de la montée des eaux dans cette partie du monde …
Les îles Kiribati, enfer et paradis
Depuis le hublot, Tarawa, atoll des Kiribati, semble flotter sans épaisseur entre ciel et mer, fine bande de terre en pointillé dans le grand bleu. Deux fois par semaine, l’avion de Fiji Airways relie cette petite république micronésienne au hub régional de Nadi, aux Fidji. Après trois heures de vol, il atterrit dans la chaleur moite de cette île serpentine, de 450 mètres de large en moyenne, bordée d’un côté par son lagon, de l’autre par le récif. L’océan y est partout visible. La journée, on y pêche, le soir, on y fait salon, assis dans ses eaux chaudes et lisses. Mais quand la marée descend, elle laisse à nu, sur le sable corallien, des détritus plastiques et électroniques, vieux jerricans ou pièces de voiture. Sans parler des excréments – selon la Banque mondiale, 60 % des foyers de Tarawa-Sud, communauté urbaine capitale de l’archipel, n’ont pas de toilettes. Vues d’Occident, les Kiribati ont souvent été dépeintes comme ce paradis de sable blanc et de lagon turquoise qui, à y regarder de plus près, ressemble aussi à un enfer, perdu au bout du monde. Isolées, dispersées, minuscules… les trente-trois îles de cet archipel sont éparpillées sur 3,5 millions de kilomètres carrés (km2) d’océan – soit environ la superficie de l’Inde. Si on les juxtaposait, elles atteindraient 811 km2, à peine la surface du Grand Paris. Ces atolls coralliens occupent pourtant une place centrale sur un planisphère : au beau milieu du Pacifique, à la croisée de la ligne de changement de date et de l’équateur. Paradis ou enfer, l’archipel évoque aussi un autre mythe cher à notre imaginaire : le déluge. Affleurant à deux mètres en moyenne à la surface de l’océan, ce pays est l’un des plus menacés par la hausse du niveau de la mer, causée par le réchauffement climatique. Il est aussi l’un des plus pauvres, dépendant largement des aides internationales et des licences de pêche accordées aux navires étrangers pour puiser dans sa vaste zone maritime. Omniprésente et vitale, la mer est aussi ce qui pourrait perdre les habitants des Kiribati, les Gilbertins – des îles Gilbert, l’ancien nom de l’archipel –, qui comptent parmi les premiers mangeurs de poisson au monde, avec 77 kg par personne et par an. D’après les estimations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, la montée des eaux pourrait atteindre 98 centimètres d’ici à 2100. Soit un tiers de l’altitude maximale de Tarawa. Un rapport de la Banque mondiale, datant de 2000, estime que si rien n’est fait, jusqu’à 54 % de Bikenibeu, une localité de Tarawa-Sud, et jusqu’à 80 % de Buariki, une île du nord de Tarawa, seront submergées d’ici à 2050. Erosion costale et submersions marines, salinisation des sols et maigres ressources en eau douce, mais aussi hausse des températures, hausse de l’acidification de l’océan… les effets du changement climatique sont, aux Kiribati, aussi prégnants que les propres émissions de gaz à effet de serre de l’archipel sont négligeables – 0,1 million de tonnes de CO2 en 2013, contre 344 millions de tonnes en France et 9,9 milliards de tonnes en Chine !
Une foule de petits combats
A Tarawa-Sud, la montée de l’océan est déjà une préoccupation quotidienne, donnant lieu à une infinité de petits combats. L’île est bordée de digues – sacs de ciment, blocs de coraux ou détritus entassés, gros ouvrages publics ou petits édifices privés. Près de l’aéroport, de jeunes palétuviers bien alignés viennent compléter ce frêle rempart. Pour rencontrer des habitants touchés par le phénomène ? « Vous pouvez discuter avec quiconque habite au bord de la mer, tout le monde subit les inondations ici », lance Claire Anterea, membre du programme gouvernemental d’adaptation au changement climatique. Tinaai, une jeune militante du KiriCAN (Kiribati Climate Action Network, un réseau de trente ONG), est tout de même chargée de nous faire une « visite guidée du changement climatique ». Elle a 23 ans et représentera les associations lors de la conférence de l’ONU sur le climat (COP21) fin novembre, à Paris. Roulant nonchalamment au milieu des nids-de-poule et des flaques, riant et plaisantant, elle nous mène à Betio, l’un des îlots les plus peuplés de l’atoll. En début d’année, plusieurs grandes marées ont inondé les habitations. Fin février, des vagues, surpassant les murs de protection, ont déferlé sur l’hôpital, qui a dû fermer pendant deux mois. « Les malades ont dû se réfugier dans le gymnase, explique Tinaai. A la maternité, les mères sont parties en courant avec leur nouveau-né, pour se mettre à l’abri ! » Le « tour » se poursuit à Tebikenikoora, un petit village de la commune d’Eita, au centre de l’atoll. C’est marée haute en cet après-midi de juillet, et l’eau, passant au travers d’une digue ébréchée, rampe peu à peu entre les habitations, jusqu’à la maneaba, la « maison commune », au cœur de la vie sociale gilbertine. Sous sa vaste toiture végétale, un homme fait la sieste, des enfants jouent à la corde à sauter, et Timereta, habitant de ce hameau depuis trente ans, se livre à une partie d’échecs. « A chaque nouvelle lune et à chaque pleine lune, s’il y a du vent, l’eau entre dans les maisons, témoigne-t-il. Les gens mettent leurs affaires à l’abri, et certains viennent dormir sous la maneaba. Ça fait dix ans que ça dure. La digue a été détruite, on l’a reconstruite, puis elle s’est de nouveau détruite… » Tebikenikoora est l’un des deux sites que l’on montre volontiers aux journalistes étrangers, chercheurs ou officiels de passage – le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, s’y est rendu en 2011 –, pour illustrer la montée du niveau de la mer aux Kiribati. Le second, Tebunginako, situé sur l’atoll d’Abaiang, est présenté par le gouvernement comme un « baromètre de ce que les Kiribati pourraient devenir ». Le village a été submergé, et ses habitants relocalisés, il y a une quinzaine d’années, en retrait du rivage. Seuls demeurent, au milieu des flots, une église et des cocotiers morts. Une carte postale bien commode de la montée des eaux, emportée dans les carnets et les caméras des médias étrangers. Dans les deux cas, la réalité se révèle pourtant plus complexe. Selon une étude, datant de 2006, de la Communauté du Pacifique (CPS) – la principale agence de développement de la région Pacifique, basée à Suva, aux Fidji –, le recul des zones côtières à Tebunginako, de 80 mètres depuis 1964, résulte de l’obturation, il y a probablement un siècle, d’un ancien canal passant entre le lagon et l’océan, entraînant une redistribution des dépôts de sable. Quant à Tebikenikoora, c’est une zone instable, qui a été choisie tardivement par un pasteur évangélique pour y implanter une communauté de migrants venus d’autres îles gilbertines. « A Tarawa, à cause de la pression démographique, les gens s’installent dans des zones où, il y a un siècle, personne ne se serait implanté du fait de leur instabilité », explique Molly Powers, responsable du programme climat et océans de la CPS. A n’en pas douter, la hausse du niveau de la mer est une réalité admise et mesurée par la communauté scientifique. Mais le phénomène est lent, complexe, variable, impossible à saisir d’un simple coup d’œil. Et les Kiribati, assaillies par les attentes des médias et agences internationales, qui y voient « l’emblème de la montée du niveau de la mer », seraient finalement tentées de jouer le rôle de « victime » que le reste du monde leur attribue. C’est du moins la thèse du climatologue Simon Donner dans son article, publié en mars, dans Scientific American, intitulé « Fantasy Islands ». Ce biais, juge-t-il, mène finalement à exagérer la vulnérabilité de l’archipel, l’urgence et la fatalité de sa situation.
Le facteur humain
A Tarawa-Sud, en effet, la montée du niveau de la mer est loin de constituer la première menace. Mais elle vient aggraver un mal-développement endémique qui rend sa population et son environnement bien moins résistants aux perturbations climatiques. Dans un lieu où les villes n’existaient pas, et où l’on vit encore principalement de la pêche et des cultures – bananier, papayer, cocotier, pandanus, taro géant (babai) –, la colonisation britannique (1916-1979) a fait de cet atoll sa capitale administrative, et l’unique centre urbain. Depuis, Tarawa-Sud n’a cessé de gonfler, accueillant les habitants des autres îles qui affluent en quête d’emplois salariés, d’écoles, d’infrastructures médicales. Si bien qu’aujourd’hui, près de la moitié des 103 500 Gilbertins y ont élu domicile. La densité de la population dépasse par endroits celle de Hongkong. La surpopulation étrangle l’atoll. Soixante-dix pour cent de la mangrove, qui protège les côtes de l’érosion, a disparu depuis les années 1940. Pour construire leur maison, des habitants extraient du sable des plages, déjà grignotées par la mer. Le foncier traditionnel, avec ses parcelles s’étirant du récif au lagon, et ses habitations sur pilotis, faites de pandanus et de cocotiers, n’y a plus sa place. S’y est substitué un émiettement de petits lots flanqués de constructions en dur, qui ne permettent plus de se replier facilement en cas d’inondation. L’atoll a aussi été happé par l’histoire de la seconde guerre mondiale, lors de la bataille de Tarawa, en 1943, entre Américains et Japonais – 5 700 morts en trois jours, et d’abondants bombardements. L’île est alors criblée de cinq cents ouvrages de défense et de tunnels – dont témoignent encore quelques canons braqués çà et là vers l’océan. Enfin, des routes artificielles bordées de digues relient entre elles plusieurs îlots de l’atoll, modifiant les chenaux, les courants, les mouvements de sable. Celles-ci auraient par exemple causé l’extension de Bairiki, une partie de Tarawa-Sud, de 16 % depuis 1969, selon Simon Donner. Toutes ces infrastructures influent sur un territoire déjà mouvant : les atolls sont comme des organismes vivants, construits par les débris de squelettes des coraux dont les colonies, animales, forment le récif. Ils se déplacent, s’érodent. Ils grandissent aussi : une étude de la Communauté du Pacifique, publiée en 2010 dans Global and Planetary Change, estime que vingt-trois des vingt-sept atolls observés dans le Pacifique depuis les années 1960 sont ainsi restés au même niveau, voire se sont élevés, malgré la montée des eaux. A Betio, autre île de l’atoll de Tarawa, une jauge posée par la CPS depuis 1992 évalue en continu niveau de la mer, températures et pressions atmosphériques. D’après les données – à prendre avec précaution en raison de la courte durée des mesures –, la mer y monte de 2,9 mm par an. En parallèle, selon la Banque mondiale, la croissance verticale du corail y serait historiquement de 8 mm par an. Les atolls pourraient-ils gagner cette lente course contre l’océan ? La réponse est hautement incertaine, tant les écosystèmes coralliens sont fragilisés par maintes perturbations d’origine humaine : la pollution, mais aussi le réchauffement de l’eau et la concentration accrue de CO2 absorbé par l’océan, qui causent des épisodes de blanchissement de plus en plus fréquents.
Partir ?
D’autant qu’il ne faudra pas attendre que les îles reposent au fond du lagon pour qu’elles deviennent inhabitables : bien avant, les assauts de l’eau salée viendront contaminer la lentille d’eau douce et les sols, les rendant incultivables. Pour tenter d’y faire face, la vingtaine de programmes internationaux et les deux programmes nationaux d’adaptation au changement climatique rivalisent de solutions de court terme – plantation de mangroves, construction de digues, amélioration des canalisations et de la récolte d’eau de pluie… Le président des Kiribati, Anote Tong, reconnaît lui-même leur relative inefficacité, lui qui a songé à tout : construire des îles flottantes artificielles, rehausser les atolls… ou partir. Il a acheté 20 km2 de terres aux Fidji, officiellement pour un projet agricole. Et a lancé un programme d’émigration d’une partie de la population, avec formations professionnelles à l’appui, baptisé « Migration dans la dignité ». « C’est le seul moyen que j’ai de donner [aux Gilbertins] un sentiment de sécurité : au moins, j’ai un plan. Peu importe qu’il soit radical. Ça va être difficile, on va beaucoup y perdre, on ne sait pas ce qu’il adviendra de notre culture… Mais quels choix a-t-on ?, explique -t-il. Pour une partie du territoire au moins arrivera un moment où on ne pourra plus rester émergés : peut-être dans vingt ans, vingt-cinq ans, plus tôt qu’on ne le pense à mon avis. » Partir est pourtant une option hautement anxiogène pour les Gilbertins, qui laisse en suspens de nombreuses questions. Conserveront-ils leur nationalité, si elle n’est plus rattachée à aucun territoire ? Seront-ils des réfugiés climatiques, un statut qui n’existe pas encore ? Leur peuple sera-t-il dispersé entre différents pays d’accueil, du Pacifique et d’ailleurs ? Garderont-ils leurs droits sur leur territoire maritime, zone immense mais aquatique ? Réussiront-ils à préserver leur identité culturelle, si la terre de leurs ancêtres, dans laquelle elle s’enracine inextricablement, disparaît sous les eaux ? Beaucoup de Gilbertins ne peuvent même pas envisager ces obscures perspectives. Ou seulement en tout dernier recours. « Si un jour on se retrouve vraiment submergés, imagine Saï, un habitant de Bairiki, je sais qu’ici nous sommes tous d’excellents nageurs et pêcheurs. On prendra nos bateaux, ou un bout de bois flottant, et on se laissera porter par le courant jusqu’à accoster sur une terre, quelque part. »
Angela Bolis (Envoyée spéciale), Le Monde, 28 septembre 2015.
La carte lauréate d’Amélie Foulon, élève du collège de Gennes :